jeudi 3 février 2011
Contrecoups de chaleur
C'est quasiment mathématique. Le sirocco qui souffle du Maghreb, le khamsin qui fait rage en Égypte, on ne peut que finir tôt ou tard par en ressentir les brûlants effets de ce côté-ci de la Méditerranée. Baptisée Levant au début du siècle dernier, cette région comprend la Syrie, le Liban et la Palestine historique, et même, par extension, la Jordanie et l'Irak : ce dernier et infortuné pays n'ayant pas attendu les bouleversements ambiants pour se consumer interminablement au feu des antagonismes sectaires.
Qu'elles soient fondées, feintes ou seulement exagérées, des appréhensions n'ont pas tardé à se manifester çà et là. Israël s'inquiète publiquement, ainsi, du sort de cette paix signée il y a trois décennies avec l'Égypte, une paix qui a survécu à toutes sortes de crises et de guerres, et qui, pourtant, est demeurée désespérément froide au niveau populaire. Plus loin, l'Arabie saoudite, qui a accordé asile au président tunisien déchu Ben Ali, ne peut que s'alarmer elle aussi des graves évènements qui secouent cet autre pilier de l'axe arabe modéré et pro-occidental qu'est son allié égyptien. Prématurés cependant pourraient être les cris de jubilation de l'Iran, qui voit dans l'effondrement graduel du régime de Hosni Moubarak la naissance d'un Moyen-Orient islamique ; pour le moins immodeste, de même, risque de s'avérer le certificat de bonne santé et d'immunité face au microbe de la sédition que vient de se décerner le président syrien Bachar el-Assad dans des déclarations à la grande presse américaine.
Si le couvercle de la marmite a bel et bien fini par sauter, tant au Caire qu'à Tunis, le contenu n'a pas fini de bouillir. Dès lors, nul ne saurait prédire, à ce stade, l'ampleur et la qualité réelles du changement dévolu aux foules descendues dans la rue pour réclamer leurs droits et qui ont osé braver de redoutables machines de répression. Pour légitimes en effet que soient les aspirations de ces peuples, c'est à d'énormes obstacles que vont sans doute se heurter ces premiers balbutiements de démocratie.
En Tunisie comme en Égypte, encore qu'à des degrés divers, c'est en effet l'armée que l'on voit s'ériger en arbitre de la situation, poussant avec plus ou moins d'énergie les présidents pestiférés vers la porte de sortie, alternant soigneusement par ailleurs marques de compréhension ou même de sympathie envers les manifestants et actes d'autorité sur le terrain. Faiseur de rois, l'establishment militaire en est aussi le défaiseur, et il est peu probable qu'il renonce de bon gré à ce formidable pouvoir : surtout si, comme en Égypte, c'est l'armée qui serait la première à faire les frais d'une suppression des très substantiels subsides américains ou, pire encore, d'un retour à l'état de guerre avec Israël.
L'alternative au règne des généraux serait-elle donc fatalement celui des extrémistes ? Ce dilemme, qui hante aussi les grandes puissances, attend depuis longtemps d'être tranché, dans une partie du monde depuis trop longtemps soumise à la loi des dictatures et où fait cruellement défaut la culture démocratique. Cette culture, on s'est même échiné à la défigurer jusqu'au massacre là où elle existait avec plus de vigueur que partout ailleurs, c'est-à-dire au Liban, là où elle pouvait ambitionner de se poser en modèle, d'essaimer, de faire tache d'huile. C'est dans ce Liban-là pourtant que l'on aura vu un fascisme théocratique - en lui-même une criante anomalie au sein de la mosaïque de communautés qu'est le pays - se prévaloir de la démocratie pour conquérir le pouvoir, l'arme au poing. Le voilà hélas, notre modèle et exemple.
Que la contagion du jasmin se répande ou qu'elle soit enrayée ; que la Syrie, où Facebook et Twitter sont tout de même mis en panne par mesure de précaution, parvienne ou non à s'affirmer, aux yeux de l'Occident, comme un irremplaçable rempart face à la montée des intégrismes ; que la Jordanie en crise ravive ou non les vieux projets israéliens visant à faire de cette monarchie une patrie de rechange pour les Palestiniens dépossédés, c'est d'abord en lui-même que le Liban devra (re)trouver un jour sa véritable raison d'être. Car ce qui compte bien davantage que la démocratie, c'est l'usage que l'on sait - ou que l'on veut - en faire.
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