«Il y a amalgame entre liberté de création et de propagande»
Questions à Jean-Michel Ribes, directeur du Théâtre du Rond-Point, auteur du « Rire de résistance »
– La liberté d’expression a-t-elle
des limites ?
« Non, elle n’a aucune limite. Mais la liberté de propagande en a. »
– Que pensez-vous du « cas » Dieudonné ?
« Je n’ai pas vu son dernier spectacle, je ne peux donc pas le juger. Mais d’après ce que j’entends et ce que je peux voir, à savoir le fait d’inviter des négationnistes sur scène, d’aller voir Ahmadinejad en Iran, d’avoir un comportement pour le moins politique et pour le moins d’extrême-droite, on peut penser qu’il ne s’agit plus là de liberté de création artistique mais de propagande. Et là, il y a des lois en France. Le discours que véhicule Dieudonné depuis quelque temps, avec talent car il en a, c’est un venin politique.
C’est un problème qu’on a caché pendant longtemps, Dieudonné a d’ailleurs déjà été condamné. Pour moi, ça reste très étonnant. Je l’ai connu quand il travaillait avec Élie Semoun. J’étais à des milliers de kilomètres de penser qu’il allait se perdre dans cette voie dont il est prisonnier… C’était quelqu’un d’extrêmement drôle, sympathique, et je n’en reviens pas de cette dérive. Il a été emporté par une ambition politique, qui l’a dépassé, poussé peut-être par des gens qu’il n’a pas su dominer. »
– Il se peut malgré tout que le spectacle de ce jeudi soir ait lieu car on ne peut condamner a priori des propos…
« Juger a priori des propos me semble hors de question. Mais n’y a-t-il pas déjà un énorme a posteriori ? Ce qu’il véhicule est tout de même très violent. Mais je ne suis pas d’accord avec l’amalgame, que je trouve d’une lâcheté un peu molle, entre liberté de création et liberté de propagande avec l’infiltration d’un discours antisémite sous le masque de l’histrion. »
– Quand on écrit comme vous des textes satiriques, se demande-t-on parfois si on ne va pas trop loin ?
« Ce qui m’amuse et m’épate quand je crée, même si c’est iconoclaste et provoquant, n’a jamais été raciste. Ça, ça ne m’amuse pas. »
– N’est-il pas plus difficile de faire de l’humour aujourd’hui ?
« Non, je pense qu’aujourd’hui il y a pléthore de ricaneurs, qui sont épuisants, à la radio, à la télé… Il y a un trop-plein de ces ricaneries qui ne sont souvent pas de l’humour mais plutôt du sarcasme dégradant. J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une marchandisation du rigolo, il faut rire partout et on finit par être épuisé. Le rire se tue de trop de rires, s’il n’y a pas de poésie dans le rire. Comme disait Aragon, si le rire ne creuse pas des galeries vers le ciel, tout cela tombe en poussière. Ce qu’on ne voit plus autant qu’on le souhaiterait aujourd’hui, c’est de bien faire rire. »
– Pierre Desproges par exemple pourrait-il, aujourd’hui, faire les mêmes sketchs qu’à l’époque ?
« Desproges, que j’ai bien connu, avait une provocation mais pas de haine, c’est très différent. Quand ce sont de grands auteurs, de grands poètes qui disent ça, il n’y a pas de haine mais plutôt une provocation pour casser des esprits trop fermés. »
– Ne manque-t-il pas aujourd’hui, en fait, d’ironie, de second degré, d’esprits iconoclastes ?
« J’ai fait deux ouvrages sur le rire de résistance, un rire qui protège les gens du formatage, de l’étouffement, d’une réalité qui devient asphyxiante… Ce sont des centaines de personnes, Rabelais, Voltaire… C’est un rire indispensable, libertaire.
Et puis il y a un rire collabo, inoffensif, qui ne dérange personne, qui accepte la société telle qu’elle est et ne fait pas office de libérateur. D’une certaine manière, ce que faisaient Coluche et Desproges, c’était une manière d’attaquer les antisémites, les racistes, ce n’était pas pour aller dans leur sens.
Les personnages odieux qu’ils incarnaient n’étaient pas les porte-drapeaux de leur pensée, comme ça l’est à mon avis pour Dieudonné. Le rire de résistance, c’est ça, dénoncer tous les gens qui vous oppressent avec des théories rigides, des réalités définitives… Un éclat de rire peut être plus mortel qu’un éclat d’obus. »
RECUEILLI PAR M. DEL.
