Pourquoi l'expo Larry Clark est-elle interdite aux mineurs?
Avant même son ouverture le 8 octobre, au Musée d'art moderne, la Mairie de Paris annonce mi-septembre qu'elle interdit aux mineurs la rétrospective Kiss The Past Hello, consacrée à l'oeuvre de Larry Clark. Raisons invoquées par Christophe Girard, adjoint à la Culture: "Un risque avéré de voir arriver des plaintes ou des réactions de catholiques intégristes, comme lors de l'exposition Présumés innocents à Bordeaux, en 2000, qui avait donné lieu à des années de procédures devant les tribunaux."
Le photographe et réalisateur américain de 67 ans est réputé pour son travail cru sur les dérives de l'adolescence. Il montre des jeunes faisant l'amour, se droguant ou jouant avec des armes, rien n'est dissimulé, que ce soit dans ses films,
Kids,
Ken Park,
Bully, ou dans ses oeuvres photographiques, telle la série
Tulsa - exposée sans problèmes en 2007 à la Maison Européenne de la Photographie. Cette interdiction, préjudiciable pour la liberté de création en France, est un véritable "retour à l'ordre moral", argumentent notamment les élus Verts. Le débat est lancé.
Une première en France ?
Pour la première fois en France, une exposition est intégralement interdite aux moins de 18 ans, alors que certaines oeuvres pourraient être vues sans problème particulier par un public plus jeune. Le musée municipal a préféré interdire l'ensemble de l'exposition aux mineurs plutôt que réglementer l'accès aux clichés les plus controversés. Argument de Christophe Girard: "A partir du moment où vous avez des images qui peuvent être contestées pour leur contenu, il faut trouver une solution qui ne touche pas à l'intégrité de l'oeuvre de l'artiste". Cette interdiction condamne non seulement l'oeuvre d'un auteur, celle de Larry Clark, mais aussi le public qui pourrait faire valoir l'un de ses droits fondamentaux: l'accès aux oeuvres et à la culture, tel que le définit
l'article 27 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme.
La Mairie de Paris a-t-elle raison d'invoquer la protection de l'enfance?
La réponse que Bertrand Delanoë, le maire de Paris, adresse aux Verts le 27 septembre est mitigée. Il confesse que les associations qui attaqueraient éventuellement les responsables de l'exposition auraient "tort sans aucun doute", et que le procès intenté aux commissaires de l'exposition
Présumés Innocents était "injuste".
Il invoque cependant
l'article 227-24 sur la protection de l'enfance, arguant qu'il n'avait d'autre choix que d'interdire l'exposition aux mineurs: "Lever l'interdiction aux moins de 18 ans fait courir, sans aucun doute, au conservateur du musée, aux commissaires et accessoirement à moi-même un risque pénal incontesté." Y a-t-il réellement un risque avéré de poursuites? Non. L'oeuvre de Larry Clark a été récemment exposée en France sans conséquence, en 2007 à la Maison Européenne de la Photographie (MEP). On y voyait déjà des jeunes se piquer, tenir des armes... Christophe Girard précise à LEXPRESS.fr: "Jean-Luc Monterosso, le directeur de la MEP, m'a indiqué hier mercredi qu'il avait pris soin de retirer les photos qui auraient pu faire l'objet d'un litige au regard de la loi lorsqu'il a organisé cette exposition. Il ne s'agit donc pas d'expositions comparables."
Agnès Tricoire, avocate spécialisée en propriété intellectuelle et responsable de l'Observatoire de la liberté de création, rappelle, à propos de
Présumés Innocents que "la plainte a abouti à un non-lieu selon la cour d'appel de Bordeaux et ce n'est pas parce qu'il y a eu une procédure pénale qu'on peut considérer que le dispositif pénal empêcherait l'exposition d'oeuvres dans les musées". L'article 227-24 du code pénal a été conçu pour lutter contre les images pornographiques qui seraient susceptibles d'être vues par des mineurs, et qui circulent, notamment sur Internet. "Si la loi est mal faite il faut la réformer plutôt que de l'appliquer bêtement", remarque Agnès Tricoire.
Peut-on parler de pornographie ou de pédophilie concernant l'oeuvre de Larry Clark?
Agnès Tricoire s'insurge: "C'est scandaleux! Larry Clark n'est pas un pornographe. C'est quelqu'un qui, dans son oeuvre, évoque les relations sexuelles. Il faut arrêter de tout confondre. Quant à parler de pédophilie, c'est monstrueux. La pédophilie, c'est le fait pour un adulte d'avoir des pratiques sexuelles avec un mineur de moins de quinze ans. La représentation de la sexualité entre adolescents n'a strictement rien à voir avec la pédophilie. Ceux qui censurent ces oeuvres portent sur elles le regard des pervers. On ne peut pas considérer que le public est pervers." L'avocate évoque donc la question du regard: si l'on ne peut considérer le contenu comme pornographique ou pédophile, c'est que l'on juge d'avance le regard et les intentions des spectateurs.
Qu'en pense Larry Clark?
Interrogé par
Le Monde au sujet de cette interdiction, Larry Clark répond que "cette censure est une attaque des adultes contre les adolescents". Et ajoute: "C'est une façon de leur dire: retournez dans votre chambre; allez plutôt regarder toute cette merde sur Internet. Mais nous ne voulons pas que vous alliez dans un musée voir de l'art qui parle de vous, de ce qui vous arrive. Les enfants aiment mon travail, il leur parle. Je trouve qu'on devrait faire le contraire, interdire l'expo aux plus de 18 ans! Je fais ces images pour moi et pour les adolescents. Oui, il y a du sexe et de la nudité, mais ça fait partie de la vie."
Présumés innocents
Les commissaires de l'exposition
Présumés Innocents - L'art contemporain et l'enfance, Stéphanie Moisdon et Marie-Laure Bernadac ainsi que Henri-Claude Cousseau, ancien directeur des musées de Bordeaux, ont été poursuivis en justice par l'association de protection de l'enfance La Mouette qui les accusait d'avoir organisé en 2000 une exposition présentant des oeuvres à caractère pornographique susceptibles d'avoir été vues par des mineurs. Parmi ces oeuvres, des travaux de Nan Goldin, Cindy Sherman, Ugo Rondinone, Robert Mapplethorpe. Après dix ans de procédure, la cour d'appel de Bordeaux a prononcé un non-lieu en 2010. L'arrêté indique que ces oeuvres avaient "déjà fait l'objet d'exposition ou se trouvent dans des musées réputés tels que le musée d'Art Moderne de New York". La Mouette a depuis décidé de pourvoir en cassation. Comme le rappelait Stéphanie Moisdon dans
une tribune au Monde, l'affaire n'est donc toujours pas "classée".