Dans le présent article, je vais m'appliquer à démontrer
pourquoi nous ne pouvons pleinement développer notre raison sans notre
vertu. Ce faisant, je montrerai également qu'il est une autre voie pour
arriver à la raison que la religion et je nommerai cet autre moyen d'y
accéder la voie laïque.
En préambule, rappelons que j'entends par
vertu la même
chose que le dictionnaire, à savoir : "Force morale avec laquelle l'être
humain tend au bien, s'applique à suivre la règle, la loi morale. [...]
Disposition à accomplir des actes moraux par un effort de volonté" (
Le Robert). Pour ma part, je la définirai comme suit : elle est le désir ardent d'accomplir le bien.
Notons aussi qu'il y a au moins trois sortes de rationalité qui
couvrent tout le spectre de nos acceptions du mot de raison : la
rationalité pratique, qui nous permet d'assouvir nos désirs, la
rationalité scientifique, qui nous permet d'expliquer le monde, et la
rationalité morale,
qui nous permet de critiquer nos propres désirs pour leur substituer
des buts moraux. On voit ainsi que, si la rationalité pratique est, pour
parodier Hume, "la servante des passions", la rationalité morale, au
contraire, est leur maîtresse en les soumettant à ses commandements.
Mais l'on va comprendre ici que la rationalité morale a aussi besoin de
nos passions, et plus particulièrement de la vertu, pour pouvoir se
déployer. Car la vertu est bel et bien une passion en tant que "désir
ardent de faire le bien".
Admettons que nous ne soyons pas du tout rationnels. Comment alors
devenir moraux ? Il y faut la vertu et nous allons voir comment elle
naît.
Les Grecs disaient que l'être humain idéal possédait au plus haut point la
kalokagathía. Le mot est composé des adjectifs
kalós kaì agathós
qui signifient littéralement "bel et bon". Pour les Grecs, la bonté
était inséparable de la beauté. La bonté morale était aussi une beauté
morale. Nous retrouvons en français cette intuition quand nous disons de
quelqu'un de bien qu'il est une "belle personne", qu'il a une "belle
personnalité".
Il est donc inutile d'être rationnel pour aimer la bonté morale ; il suffit de l'admirer en y décelant la
kalokagathía
des Grecs. Et la vertu consiste précisément en ce désir ardent, né de
l'admiration de la bonté morale, de l'imiter et de devenir bon soi-même.
La vertu est même, en dehors de la religion, le seul autre moyen de
se "convertir" à la rationalité morale. C'est pourquoi je l'ai nommée
voie laïque.
Nous pouvons en effet nous convertir à la bonté morale pour obéir à l'ordre que nous donne une divinité d'agir ainsi. C'est la
voie religieuse.
Cette dernière comporte cependant une contradiction ou, du moins, une
tension internes. Comment en effet se convertir à la rationalité morale
au nom de religions dont les dogmes, par ailleurs, sont une insulte à
l'intelligence et à la raison ? Comment être
raisonnablement bons en effet au nom d'une religion qui, par exemple, nous demande de
déraisonnablement
croire que son prophète est le fils de la divinité, qu'il est revenu à
la vie trois jours après son exécution et qu'il est ensuite "monté au
ciel", si tant est que cela veuille dire quelque chose, etc. ?
Inversement la raison toute seule et par elle-même ne peut nous
amener à être rationnellement bons car elle se heurte rapidement aux
limites que lui impose la faiblesse de la volonté. Par exemple, je peux
être rationnel et savoir que la cigarette est mauvaise pour la santé,
mais cette connaissance seule ne suffira pas à me faire arrêter de
fumer, tous les fumeurs invétérés le savent bien.
La vertu est donc une passion irrationnelle, un amour irraisonné de
la raison, qui nous poussera à écouter notre rationalité et à arrêter de
fumer. De la même façon, je peux très bien savoir qu'il est mal,
moralement inacceptable de faire ceci ou cela et, pourtant, ne pas
pouvoir m'empêcher de le faire. Pour m'en empêcher, c'est-à-dire pour
obéir aux recommandations de ma raison qui voudrait que je fisse le
bien, il me faudra l'assistance d'une autre passion, plus puissante que
celle qui me pousse à faire le mal tout en sachant que c'est mal, et
cette autre puissante passion est la vertu.
Bien sûr, la vertu en elle-même est dangereuse si elle n'est pas
tempérée par la raison. On l'a bien vu sous la Terreur où la vertu était
constamment invoquée par Robespierre et Saint-Just pour justifier les
actes les plus irrationnels.
Mais, inversement, la raison sans la vertu sera impuissante. Il se
pourrait par exemple que j'adhérasse à la rationalité pratique mais que
je ne voulusse pas passer ensuite au stade supérieur d'accomplissement
de la raison, la rationalité morale. C'est par exemple le cas de ceux
qui, à l'instar de la philosophe américaine Ayn Rand, affirment la
pertinence de l'
égoïsme rationnel. Or il n'est pas rationnel
d'être égoïste, en quoi l'égoïsme rationnel est une contradiction dans
les termes, puisqu'il n'est pas moralement rationnel de sacrifier les
intérêts des autres, si besoin est, à ses propres intérêts, ce que
l'égoïsme soi-disant rationnel de Rand nous recommande pourtant de
faire.
Cependant, admettons que je vous démontre ainsi l'inanité de cet
égoïsme pseudo-rationnel et que vous me répondiez "Oui, et alors ?".
Vous pourrez très bien continuer à vous servir de votre rationalité
pratique sans vous astreindre à la rationalité morale car, après tout,
rien ne vous y oblige.
Je pense d'ailleurs que ce dernier cas est de même farine que celui
de la faiblesse de volonté : dans les deux exemples, vous avez beau
savoir que ce que vous faites est mal, rien n'y fait.
Pour vous convertir à la rationalité morale, il faut donc que vous
succombiez à une passion plus forte que votre envie de fumer ou votre
égoïsme et cette passion est la vertu.
Cela explique pourquoi des gens très intelligents peuvent être de
parfaites crapules morales et, réciproquement, des gens peu instruits de
vrais héros : les premiers sont dépourvus de ce que les seconds ont en
abondance, la vertu.
On voit donc par là qu'il ne saurait y avoir d'accomplissement de la
raison sans les passions : la raison est vaine sans la vertu. Mais, tout
à l'inverse, la vertu est dangereuse sans la raison. Les passions ont
tout autant besoin de la raison.
Si nous ne sommes pas encore rationnels, alors la vertu, avec la
religion, est le moyen premier d'accéder à cette rationalité morale qui,
en retour, guidera notre vertu. Or on peut être vertueux sans être
religieux, sans croire le moins du monde en une divinité ; donc la vertu
trace effectivement devant elle une voie laïque vers le bien.
Comment cultive-t-on la vertu ? Par l'exemple de sa propre conduite et par l'éducation que l'on donne à ses enfants.
Si je ne suis pas encore rationnel, notamment dans l'enfance, la
vertu est en effet le seul moyen de justifier à mes yeux mon effort pour
être moral. Car la vertu me représente le bien comme beauté morale,
beauté que je perçois dans l'être moral et que je veux imiter par
admiration pour lui.
Si je ne suis pas encore rationnel, je n'ai pas forcément raison
d'être vertueux car quelque Ayn Rand particulièrement retorse pourrait
me démontrer que le fait que nous trouvions tous unanimement belle la
bonté morale ne prouve en rien que nous ayons raison de vouloir
l'imiter. Il se pourrait en effet que nous eussions tous très mauvais
goût de la trouver belle. Oui, mais comme je ne suis pas encore
rationnel, nul argument rationnel ne pourra me convaincre ni d'être bon
ni d'être plutôt égoïste. Seule la vertu le pourra et nous devrons nous
en contenter.
Ce n'est que postérieurement et non antérieurement à notre conversion
à la rationalité morale par le truchement de la vertu que nous
comprendrons la justification rationnelle de la vertu.
Car même si la vertu n'est pas rationnelle, il est en effet
nécessaire de recourir à cette déraison pour passer de la raison en
puissance à la raison en acte. La vertu est l'amour passionnel et
déraisonnable de la raison. Elle peut être vertu religieuse ou vertu
laïque.