Je suis toujours surpris des innovations stupéfiantes que le marketing parvient à dénicher sur le marché. Ces jours-ci, c’est Ubisoft qui démontre une rafraîchissante capacité à vendre son dernier produit phare, Assassin’s Creed Unity, en utilisant le levier de la politique et, très habilement, les éructations d’un débris politicien suffisamment médiatique en France pour transformer l’essai en brillante réussite mercatique.
Pour rappel (et à l’attention de mes quelques lecteurs qui ne se tiennent pas trop au courant de l’actualité des jeux vidéos), Assassin’s Creed est une franchise du français Ubisoft (franco-canadien, puisque c’est en l’occurrence produit dans les studios montréalais), qui en est maintenant à son cinquième principal opus (la liste complète comprend des douzaines de titres), qui relate les aventures d’une série d’assassins opposés aux Templiers à travers les époques (depuis les croisades jusqu’aux pirates des Caraïbes) et différentes localisations (Moyen-Orient, Amérique…). Le dernier chapitre paru il y a quelques jours est campé dans une France en proie aux troubles de la Révolution et à son basculement dans la Terreur.
Et c’est ce cadre révolutionnaire qui aura déclenché l’opération marketing habile de la part d’un Jean-Luc Mélenchon remonté comme un coucou qui n’avait plus fait parler de lui depuis trop longtemps dans les médias et qui aura donc choisi l’angle improbable d’un long couinement contre le jeu pour exprimer son agacement face à ce qu’il appelle de la propagande. Pour notre brave Jean-Luc, le jeu auquel il fait donc une publicité assez retentissante, est, je cite :
« … de la propagande contre le peuple. Le peuple, c’est des barbares, des sauvages sanguinaires. Et celui qui est notre libérateur à un moment de la Révolution, Robespierre, est présenté comme un monstre. On dénigre pour dénigrer ce qui nous rassemble, nous les Français. C’est une relecture de l’histoire en faveur des perdants et pour discréditer la République une et indivisible. »
J’avoue que le coup de Robespierre, présenté comme libérateur au moment de la Révolution, on ne me l’avait pas fait. Oh, l’antienne habituelle du « personnage controversé », de l’être pétri de bons sentiments, incorruptible, et si délicatement favorable à la justice sociale, ça, oui. Mais en général, on admet sans grands problèmes que la figure de proue des Jacobins n’était pas spécialement un tendre, et que la période de la Terreur, si elle ne doit pas tout à cette figure de la Révolution française, n’y est pas complètement étrangère. En tout cas, ce personnage pour le moins complexe et controversé, considéré par de nombreux historiens comme le principal théoricien de la Terreur, participa à l’instauration d’un gouvernement révolutionnaire fondé à la fois sur les principes de vertu et de terreur, selon ses propres termes. Difficile, dès lors, de le considérer comme un Libérateur, surtout lorsqu’on voit le bilan franchement sanglant de la Révolution et de la Terreur qui la suivit.
Mais voilà : le jeu d’Ubisoft, dont la Révolution française n’est essentiellement qu’une toile de fond, présente Robespierre comme un tyran sanguinaire, ce qui est probablement caricatural, mais qui ne mérite certainement pas, en tant que jeu, les petites saillies courroucées du leader collectiviste, qui estime que ce jeu « donne une image de la haine de la Révolution, la haine du peuple, la haine de la République qui parcourt les milieux d’extrême droite. »
Oui, vous avez bien lu : les vilains qui ont produit ce jeu distillent les mêmes idées que les milieux d’estrême-drouate, et chacun sait qu’une telle propagande, laissée dans les mains de jeunes à l’esprit malléable, c’est courir le risque de créer des factions entières d’anti-républicains farouches.
Bien sûr, comme le fait judicieusement remarquer Philippe Fabry dans un article deContrepoints paru à ce sujet, Mélenchon, en sortant ainsi ses petites aigreurs au sujet du jeu, montre surtout qu’il est un vieux ringard réactionnaire, qui prend le pari assez étrange de se mettre les joueurs à dos en s’accrochant à une sorte de lubie révolutionnaire, baignée d’égalitarisme rousseauiste, dont on se demande ce qu’elle vient faire exactement au vingt-et-unième siècle, et le tout pour protéger la mémoire d’un personnage qui n’a pourtant pas hésité à déclarer, en son temps :
« Et, afin qu’il ne reste aucun doute sur mon système, je déclare qu’il faut non seulement exterminer les rebelles de la Vendée, mais encore tout ce que la France renferme de rebelles contre l’humanité et contre le peuple. »
Bref, le syndrome du vieux dépassé a encore frappé. Ce syndrome, méconnu mais fort présent en France, ossifie de façon rapide et sans retour possible certaines personnes dont les discours deviennent vite remplis de poncifs ridicules et de vues qui sont au conservatisme ce que la superglue est à la colle blanche des écoliers, c’est-à-dire une version si puissante de l’aversion à la nouveauté et au changement qu’une fois en place, il devient impossible de s’en dépatouiller sans s’arracher des bouts. On se souvient par exemple de l’avalanche de facepalms qu’avait pu déclencher une Claire Gallois pas du tout en forme lorsqu’elle s’était mise à analyser l’impact des jeux vidéos sur les tueries diverses et variées.
Ici, le vieux collectiviste et Alexis Corbière, son copain officiellement communiste (oui, il ose tout, c’est à ça qu’on le reconnaît), tombent dans le même panneau que d’autres avant eux en croyant voir de l’abhominhable propagande là où il y a surtout quelques évidences, une toile de fond et, surtout, avant tout, un jeu vidéo. En fait, cela fait des années que les jeux vidéos sont parés de mille et un vices, et dans cette course à la dénonciation des méchantes conséquences vidéoludiques, ce sont toujours un peu les mêmes profils qui s’érigent en père la morale et en détenteurs de la vérité.
À ce titre, la collision des délires réactionnaires du pauvre Mélenchon et de ses coreligionnaires avec les sulfureux sous-entendus de certains analystes mérite largement d’être mentionnée, ne serait-ce que pour faire se rencontrer les uns et les autres dans une espèce de Clash des Piteux qui mériterait d’être filmé, pour l’aspect documentaire et édification des générations futures.
Parce que pendant que Jean-Luc est tout vexé contre un jeu anti-révolutionnaire, d’autres estiment que ces jeux, tout comme les chatons mignons et les écrits ô combien subversifs de Tolkien, sont en réalité des portes d’entrée au djihadisme (oui, vous avez bien lu, certains trouvent des bouts de djihad dans les jeux vidéos).
Bref, tout ceci laisse, au moins un peu, perplexe : ces jeux sont-ils de la propagande contre l’État et ses élites, sont-ils réactionnaires contre la Saine & Belle Révolution Française idéalisée par un leader communiste qui a oublié les massacres abominables perpétrés au nom d’un idéal crapuleux d’égalité à tout prix, sont-ils un nouveau vecteur de culture, ou pire encore, sont-ils responsables de l’engagement de certaines têtes de linottes dans des combats absurdes ?
On hésitera à ne pas voir dans les analyses de ces gens plus un symptôme de leurs propres problèmes qu’une explication de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils ne comprennent manifestement plus. Et cette déconnexion s’explique sans doute par l’image faussée que ces gens ont des fameux joueurs auxquels ils n’accordent décidément pas beaucoup de jugeote (non, le joueur n’est pas si jeune, puisqu’il a 38 ans en moyenne, n’est pas plus un homme qu’une femme, les deux sexes étant représentés de façon égale, et n’est pas marginal puisqu’il touche 50% des foyers français, par exemple).
Enfin, tout comme la collision du délire djihadiste avec le délire révolutionnaire permet de saisir le grotesque des deux analyses, le rapprochement des lubies égalitaristes et totalitaires de Mélenchon avec le crédo des assassins du jeu vidéo qu’il décrie est assez éclairant. Dans le jeu d’Ubisoft, ces derniers sont d’ardents défenseurs de la liberté et de la vérité, et s’opposent donc aux égalitaristes de tous crins dont la Révolution enfanta par douzaines.
Pas étonnant, dès lors, de voir le petit Jean-Luc vitupérer contre une vision de la société qui lui est totalement antinomique. En tout cas, une chose est sûre : ces rodomontades risibles donnent à la fois une bonne publicité au jeu, et une très mauvaise au collectiviste excité. Et ça, c’est très bien.