À Athènes, la place de la Constitution ne désemplit pas depuis le 25 mai. Opposés aux mesures d’austérité destinées à enrayer la crise de la dette, des milliers d’« Indignés » occupent cette place située face au Parlement. D’avenir pour les uns, immature pour les autres, ce mouvement fait en tout cas vaciller les structures de pouvoirs traditionnelles et rappelle que la démocratie appartient au peuple. Mais qui sont vraiment ces « Indignés » ?
La place de la Constitution ne désemplit pas le soir. Dans la journée, des dizaines de citoyens restent sur place : « La place est enceinte ! », avertit une nouvelle pancarte place de la Constitution, « Attention au bébé ! ». Parmi les actions organisées, les manifestants ont bloqué mardi 31 mai la sortie du Parlement. Le même jour, le doyen de l’université d’Athènes avait lancé un appel aux cercles intellectuels à venir exprimer leur colère contre le Mémorandum (l’accord signé par la Grèce avec l’UE et le FMI, NdT) : étaient invités des professeurs d’université et Mikis Theodorakis. Ce qui ne devait recueillir qu’une audience limitée s’est transformé contre toute attente en un large mouvement populaire, 48 heures après une énorme mobilisation qui a rassemblé plus de 100.000 personnes à Athènes dimanche 29 mai.
Une jeunesse qui peut changer l’avenir ?
Cela rend les choses compliquées pour le gouvernement de Yorgos Papandréou qui semble de plus en plus coupé de la réalité de la société grecque et dont les députés sont sommés de voter de nouvelles mesures imposées pour l’obtention d’un nouveau prêt, s’ils ne veulent pas être radiés du parti. Le chef de l’opposition, Antonis Samaras, a de son côté rompu le consensus politique en refusant de voter ces mesures tandis que le chef du parti de droite radicale LAOS étudie la possibilité de se retirer du Parlement.
Les médias ont dans leur ensemble commenté le mouvement des « Indignés » avec force éloges. On admire leur patience à occuper depuis des jours la place de la Constitution d’Athènes, et d’autres places. À manifester sans violence, sans couleur politique, à ne brandir que le drapeau national grec, parce que leurs salaires ont été amputés, ou que leur école ou leur hôpital manquent de ressources, parce qu’ils ont perdu leur emploi, parce qu’ils ne trouvent pas de travail, parce que leur vie se dégrade. À se mobiliser par milliers pour revendiquer un avenir meilleur. Toutes ces places pleines de monde renvoient l’image d’une jeunesse énergique, d’un collectif, d’une solidarité. Est-ce que, comme le promettent avec enthousiasme certains des participants, ce mouvement peut changer les choses ?
Il est encore trop tôt pour le dire. On ne peut cependant pas nier que ces jeunes « Indignés », qui revendiquent si fort leur différence, dans le ton et la manière dont ils manifestent, vis-à-vis des partis et des syndicats, partagent entre eux un point commun de taille : ils exigent le départ du Mémorandum, de la troïka, du gouvernement, des politiques « voleurs », pensant que de cette façon on surmontera la catastrophe, on vivra mieux, comme avant. Apparemment donc, le refus de comprendre comment notre État en est arrivé à la faillite ne se limite pas aux partis et aux syndicats.
La crise, la responsabilité des Grecs
Ainsi, on peut trouver dans ces manifestations l’enseignant qui refuse d’être évalué, le chef d’entreprise qui évite d’éditer des factures, l’étudiant qui prend le métro sans ticket, sans prendre conscience qu’avec ces pratiques ils nuisent les uns aux autres et à l’ensemble de la société. […] Pendant toutes ces années où l’on a pu dire que le pays connaissait un fort développement, on bénéficiait de prêts à l’envi, personne n’a lutté contre les inégalités de salaires, parmi les plus fortes en Europe, ni contre la fraude fiscale, ni contre la corruption. Et surtout, nous n’avons pas soutenu notre base de production, nous ne l’avons pas élargie, pas rendue plus rentable, rien n’a été fait contre le chômage des jeunes pour créer de nouveaux emplois, meilleurs si possible.
Et ce, par la faute des politiques, sans aucun doute, mais aussi parce que les citoyens ont toléré ce système, et parfois y ont participé directement (tous ceux qui reçoivent ou demandent des dessous de table, par exemple, ou tous ceux qui ont empêché des investissements), poussés par des intérêts mesquins, par indifférence, par ignorance.
Ce n’est pas l’Union européenne qui nous sortira de la crise de la dette. Ce n’est pas la troïka qui nous en sortira non plus, ni aucun gouvernement grec, sans que n’interviennent des changements très importants dans les pratiques économiques et sociales du pays, et dans la redistribution de la richesse nationale. […] Sans aucune participation active, sans expression collective d’initiatives de citoyens, lois et décrets ne suffisent plus pour réussir les « réformes structurelles » et le coût pour la société est beaucoup plus lourd. Les citoyens ont brillé par leur absence pendant la première année du mémorandum, mais aujourd’hui, sur les places, on voit les premiers signes d’une autoorganisation, née sur le terreau d’une colère bien compréhensible. Ne la méprisons pas. La route sera longue.
Une dame d’un certain âge me crie dans les oreilles : « Journalistes, tous des voyous à la solde du gouvernement ! » (…) Puis s’ensuivent les slogans (« voleurs ! voleurs ! ») et des gestes d’insultes en direction du Parlement, puis des mots injurieux à l’égard du Premier ministre, du Parlement, du gouvernement. Tout le monde souligne le caractère pacifique des manifestations des Indignés. Il faut alors supposer que les potences qui se balancent devant la tombe du Soldat inconnu (face au Parlement) ne sont là que pour la décoration. Une blague circule à ce sujet sur Internet : « C’est pour que les politiques fassent de la balançoire »[...]
Deux types d’« Indignés » place de la Constitution
La vérité, c’est que la place de la Constitution a commencé à se partager en deux. Dans la partie haute de la place on trouve les Indignés de l’intérieur, drapeaux grecs sur les épaules, qui psalmodient l’hymne national, luttent avant tout pour la sauvegarde de la souveraineté nationale et demandent que ceux qui l’ont bradée soient punis. Et il y a les Indignés de l’extérieur, qui suivent l’exemple des Espagnols, qui ont planté leurs tentes sur la partie basse de la place et organisent des meetings et des votes.
Les nationalistes du haut ne voient pas d’un bon œil les idées de démocratie directe défendues par ceux d’en bas, qui ont par exemple, lundi, voté pour l’abolition des machines à valider les tickets de métro et organisent des consultations électorales de plus en plus larges et un rien utopiques : que gouvernements, banques et troïka s’en aillent. Mais pour faire venir qui ? Chuck Norris ? [...]
L’attraction populaire de cette insurrection est très inquiétante. Jamais un mouvement dressé contre l’ordre établi n’aura autant comblé les attentes de cet ordre établi. Le métropolite de Thessalonique Anthimos est aux côtés des Indignés et active la sonnette d’alarme de la mondialisation, Mikis Theodorakis s’adresse aux « patriotes » (sous-entendant que les membres du gouvernement ne le sont pas), le maire est avec eux, même le porte-parole du gouvernement leur fait de l’oeil. Parallèlement, la plupart des media montre les manifestations quotidiennes.
« La révolution ne passera pas à la télévision », chantait Gil Scott-Heron, père du rap, mort le 27 mai. Dans le cas des Indignés, c’est le contraire. Très vite, les Indignés vont se voir proposer des sponsors et leur « révolution » sera soutenue par une entreprise désireuse d’assoir sa popularité. Certains parlent de « reconquête de l’espace public », mais par un groupe de petits-bourgeois mécontents et de passants qui s’ennuient. Ils ont l’impression de revenir au temps de l’antique agora [...], mais la révolution a surtout été adoptée par les commerçants : la bouteille d’eau a augmenté de 20 centimes sur la place de la Constitution depuis le début de la révolution. La seule certitude est que la foule a chassé les skaters de la place. La wasted youth a été exilée de nouveau