D'Hermoupolis, sur l'île de Syros, on connaît, au mieux, la courte escale entre deux Cyclades… Bien qu'elle faillisse être capitale et qu'elle ait vu naître celui qui lui a donné pour fond sonore le bouzouki.
C'est la plus vaste mairie hellénique, avec son escalier de ziggourat babylonienne. Son immense parvis est à l'avenant, désert ou surpeuplé au rythme du Peripatos - la « passeggiata » des Grecs. Hermoupolis ne vous barbera pas avec ses temples ioniques ou doriques : il n'y en a pas. Au mieux, un bout de mur près du stade et l'ombre de Phérécydes, mage antique qui prouva, par alpha plus béta, la réincarnation - avant de mourir dévoré par les poux. Alors bien sûr, cette « cité d'Hermès » porte le nom du dieu du commerce et de la roublardise ; qui lui a donné la carrure du plus grand port du pays : trois fois le Pirée ! Mais ça, c'était au XIXe, quand la Méditerranée avait ses vapeurs et qu'on « faisait » ici du charbon.
A cette Grèce évadée de l'Empire ottoman, étendue comme l'Espagne mais - mer oblige - avec dix fois moins de kilomètres carrés, il fallait un centre stratégique, ne serait-ce que pour reprendre militairement l'Asie mineure. A l'heure où Paros et Santorin l'ont transformé en simple correspondance, qui se souvient que cette préfecture faillit être la capitale ?
Parfum de mangas
Qui accoste l'île voit d'abord les deux demi-cônes de son tissu urbain, scellés en entonnoir sur les monts raides. Derrière, c'est la terre, aride comme un reg. Sentes et escaliers grimpent à l'assaut des sommets, coiffés chacun d'un sanctuaire, lourd comme une tiare. A droite, Hermoupolis proprement dite, et sa cathédrale orthodoxe. A gauche, Ano Syros, la cathédrale du quartier populaire des Frankosurianoi - les insulaires de rite catholique. Les deux paroisses fêtent Pâques ensemble, mais Hermoupolis n'en est pas moins scindée en plusieurs mondes. Au nord, Vaporia était le quartier cosmopolite des armateurs et des capitaines : demeures aux balcons en accolade, juchés sur des consoles de marbre, palais mutés en hôtels de luxe. Au milieu se dresse l'église Saint-Nicolas - le Poséidon des chrétiens. Son gros dôme bleu reste le seul indice qu'on soit dans les Cyclades. Les édifices publics sont dus aux officiers du génie bavarois. Le cercle Hellas était club anglais. Le théâtre d'Apollon chantait si bien Mozart - et tous ces musiciens métèques -, qu'il fut vandalisé par la dictature chauvine des « Colonels ». Tous les mois de juillet s'y tient le festival d'opéra de l'Egée, lancé par un Gréco-Américain ancien de Carnegie hall.
Ano Syros, elle, a recueilli les rescapés de toutes les îles, dont celle de Chio et ses massacres médiatisés par Delacroix. Sans rancune pour leurs bourreaux turcs, les réfugiés ont importé le loukoum, à déguster chez Vasileios - rue de Chio, comme il se doit. Sur les quais, la jeunesse sirote l'ouzo, liant contact avec quelque yachtman de Cornouailles. Le ferry du Pirée appareille, crachant ses bouffées noires. Dans le bassin d'une douane aux airs coloniaux, un cargo jamaïquain grince sur ses chaînes.
Plus loin s'ouvrent les docks. Dans les flashs des soudeurs à l'arc, on achève un yacht, un chalutier. Près d'une roue à aubes rouillée, une tour servait à lâcher des gouttes de plomb afin de les arrondir pour les cartouches. Devant, le musée industriel tisonne les vieux souvenirs : filatures, verreries, tanneries. Un univers de pistons, de suie et de gazomètres.
Après la première volée d'une série d'escaliers, on atteint la coulisse ; Katalymata, ex-quartier des bordels. Les peintures s'écaillent. Contre les grilles de fonte, les gravas se pressent comme au confessionnal : « Politi » (« A vendre »), « Enikiazetai » (A louer »), litanies de la crise. Ici a grandi un géant de la musique grecque. Père paysan mais as de la cornemuse, Markos Vamvakaris naît dans la campagne voisine, en 1905. Markos, c'est une voix acide de pomme à cidre, et des notes égrenées sur le bouzouki, tel un chapelet. L'instrument, persan puis ottoman, est venu de Smyrne et de Constantinople, avec les expulsés de 1922. Il est devenu la voix de l'univers rude et lascif du rebetiko, blues grec des bas-fonds, enrichi par le tango et la world music des Années folles.
Coqueluche des filles, les rebetes (joueurs de rebetiko) chantent le mangas, le voyou grec et ses manies : traîner la patte, n'enfiler qu'une manche pour dégainer plus vite, et jouer du surin pour une fille ou un jeune moine à peau douce. Sur fond de cartomancie et de marc de café, le mangas danse le zeybekiko, inventé par les Zeybeks, peuple mercenaire et justicier - et qui, à Syros, font les portefaix ; aussi le hasapiko, qui deviendra, filtré par Hollywood, la danse de Zorba.
Ressuscité par la crise
Même s'il fera carrière à Athènes, Markos n'en a pas moins débuté ici. En after d'un boulot aux abattoirs, il fait la tournée des 60 « tekes » (monastères, en turc - les tripots à haschisch), cajolé gratis par chaque « hanoumi » (dame, aux fonctions qu'on devine). Face à la rade, la laverie 5 à
Sec est alors une des boîtes où il gratte le bouzouki et la baglama, son modèle réduit, facile à planquer sous la paillasse des geôles.
Un petit musée abrite les reliques du chanteur : baglamas, écharpe, casquette digne d'un mac de Pigalle, et ses deux couteaux d'équarrisseur - qui n'ont pas servi qu'à écorcher le bétail. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les voisins prudes et jaloux auront le méchant plaisir de revoir le fils prodigue, démodé à Athènes, luttant sur ses six cordes contre l'asthme et l'arthrite. Dans la même rue, se dresse la taverne de Lilis, le dernier protecteur. Devant les photos souvenirs, la jeunesse désarçonnée par la crise ressuscite le vieux Markos, mort en 1972. Dans le parfum embué des verres d'ouzo, on rechante en ricanant les vers mordants du chanteur bigame :« Si j'étais ministre, je les ferais tous se camer au narguilé - histoire qu'ils m'obéissent. » Qu'importe si Syros n'est plus qu'un chef-lieu, qu'on ne gagne que pour se mesurer à la paperasse ; car les orchestres joueront ce soir, renouant avec la légende qui a longtemps embarrassé l'île - avant de l'embraser.