Cela ressemble à la fois à de la schizophrénie, à un trouble
bipolaire et même à de la paranoïa mais ce n'est rien de tout cela.
C'est assez courant et cela peut même se soigner avec le temps.
Il s'appelle Jean-Pierre, il est âgé d'une petite cinquantaine
d'années, il est plutôt avenant, petit, tout en rondeur et ses yeux
pétillent de malice derrière ses lunettes. S'il est dans mon cabinet ce
jour c'est parce qu'il est inquiet pour son fils aîné prénommé Thomas.
D'après lui, il est atteint d'une pathologie grave mais rien n'y fait,
ni les menaces ni les encouragements : son fils ne veut pas consulter.
Lorsque je lui demande ce qui l'amène à songer que son fils serait
malade, le père m'explique que depuis une dizaine d'années son fils est
dans une sorte de délire mystique. Et s'il est venu me consulter c'est
que très récemment, juste après les élections présidentielles et
législatives, son fils s'est transformé comme s'il était entré dans une
sorte de transe mystique. Depuis quelques temps déjà il l'avait surpris à
murmurer "le changement c'est maintenant", ne comprenant pas vraiment
ce que cette phrase voulait dire surtout que lorsqu'il prononçait cette
phrase, son fils se mettait à croiser ses bras l'un au dessus de l'autre
d'une manière curieuse.
Au début il a mis cela sur le compte de la jeunesse mais à
vingt-trois ans passés, son fils n'est plus un adolescent et le temps
est révolu où l'on se met à admirer et singer bêtement des idoles. Il a
tout envisagé pour tenter de comprendre ce qui lui arrivait. Il a pensé
que son fils glissait doucement sur la pente de la schizophrénie et
qu'il s'agissait de délires sans queue ni tête et cela lui a fait peur.
Il a même envisagé que son fils puisse être homosexuel quand dans sa
chambre il a punaisé un poster de François Hollande mais il ne savait
pas trop. D'après lui, un homosexuel aurait plutôt mis des posters de
jeunes types musclés aux dents blanches et non la photo de notre
président. C'est inconcevable de tomber amoureux d'un homme affligé d'un
pareil physique. Il se dit que c'est comme si un jeune hétérosexuel
avait eu l'idée de décorer sa chambre avec la photo de Martine Aubry.
Certes son fils aime le rose mais ce n'est pas suffisant, il a tout de
même une copine avec qui il s'entend bien.
Et puis, lorsque face aux émissions de soirées électorales, il a vu
Thomas s'agiter et éprouver une joie intense en écoutant des politiciens
parler, il a eu d'autres idées. Il ne comprenait pas ce qui pouvait
enthousiasmer ainsi son fils dans le discours de ces politiciens
professionnels. D'après lui, quelles que soient les idées politiques que
l'on puisse avoir, on a toujours un peu de distance vis-à-vis de la
politique. On peut être content quand son camp gagne mais on garde une
certaine distance, convaincu que finalement rien ne changera vraiment.
C'est un peu comme dans le foot, passé la fièvre de la victoire, on
revient à son quotidien. Mais là, le jeune Thomas en voyant les
résultats des présidentielles s'est tourné vers lui en hurlant que le
changement c'était maintenant en refaisant ce geste curieux avec ses
deux bras.
Le soir des législatives, Thomas lui a vraiment fait peur. Il était
animé d'une telle joie, à croire qu'il ruisselait de bonheur.
Jean-Pierre a eu peur, il s'est dit que même lorsque Bernadette
Soubirous avait vu la vierge dans la grotte de Massabielle, elle n'avait
pas dû être aussi transportée de joie que son fils. Cela lui a rappelé
un de ses amis qui s'était tapé un mauvais trip aux acides quand ils
étaient en faculté au début des années soixante-dix quand on faisait un
peu n'importe quoi. Cet ami s'était mis à sourire bêtement, avec un air
crispé, les mâchoires serrées et ça avait duré deux jours avant qu'il ne
fasse une descente terrible mais libératrice. Mais il est sûr que son
fils ne se drogue pas, ce n'est pas le genre. Comme il me l'explique, il
termine une formation d'expert-comptable alors ce n'est pas vraiment le
genre à porter les cheveux longs et à tester tous les stupéfiants de la
terre. Il a tout de même eu si peur qu'il s'est imaginé appeler le le
samu ou alors lui faire prendre une douche glacée.
C'est pour cela que Jean-Pierre s'est imaginé le pire pour son fils.
Il a cherché sur le net et a envisagé un trouble bipolaire. Selon lui,
le soir des législatives, Thomas aurait fait une
crise maniaque
du moins son état correspondait à ce que raconte la littérature
spécialisée à propos de ces brusques changements d’humeur. Jean-Pierre
m'explique qu'il a lu que l'accès maniaque se caractérise par la
survenue d'un état d'euphorie, des idées de grandeur, une mégalomanie et
une suite d'idées rapides avec une logorrhée envahissante. Il a aussi
lu que le patient présentait souvent une labilité affective et
une hyperactivité et que les crises de rire n'étaient pas rares.
Il sait que les troubles bipolaires se traitent mieux de nos jours
mais il a été abattu par la nouvelle. Il ne sait vraiment pas ce qui
arrive à son fils. Il avait aussi envisagé qu'il soit dans une sorte de
secte parce qu'à son âge on est vulnérable aux discours et qu'on se
laisse embobiner par le premier gourou venu. Le manque de repères, la
baisse des croyances et l'abandon des traditions laissent les gens
paumés qui peuvent alors se raccrocher à n'importe quoi. Jean-Pierre
m'explique que lui est ingénieur de formation et peu enclin à croire en
n'importe quoi mais que son fils est différent, sensible, enthousiasme,
prompt à s'enflammer pour tout et n'importe quoi. La piste de la secte
l'a séduit sans pour autant pouvoir trancher entre cela et le trouble
bipolaire.
C'est pour cela qu'il s'en remet à moi pour tenter d'y voir plus
clair. Je lui pose alors des questions afin de mieux comprendre ce qui
accable son fils. Je lui demande ainsi si dans le passé, son fils n'a
pas eu d'autres comportements aberrants. Il m'explique qu'il y a déjà
pensé et qu'il se souvient d'un fait troublant. Thomas devait avoir
seize ans et il s'est embringué dans une drôle d'association. Comme il
lui faisait confiance, Jean-Pierre n'a posé aucune question. Un jour il a
vu traîner une carte MJS dans la cuisine avec un logo orné d'une rose.
Il ne s'en est pas plus préoccupé. Il a songé que MJS
cela signifiait Maison des Jeunes et de je ne sais quoi car il n'a pas
cherché à ce que voulait dire le S. Quant à la rose, il aurait pu s'agir
aussi bien d'un club de jeunes horticulteurs que de danseurs de tango.
Il ne s'en est pas vraiment soucié.
Mais il se souvient que c'est là que les ennuis ont commencé. C'est
pour cela qu'il parle aujourd'hui de secte. Parce que c'est à peu près à
cette période que son fils a beaucoup changé. Il s'est alors lancé dans
de drôles de diatribes. Jean-Pierre se souvient ainsi que son fils lui
avait expliqué que l'impôt était un instrument de justice sociale
destiné à gommer les inégalités de classe. Quand il a voulu en parler,
son fils l'a traité de gros bourgeois et de facho. Au lieu de s'en
inquiéter, Jean-Pierre a été amusé, mettant cela sur le compte de la
jeunesse. Comme il me l'explique, lui-même se rêvait en guitar-hero un
peu comme Jimmy Page et finalement la vie l'a rattrapé et il est devenu
ingénieur. Aujourd'hui, il a les cheveux court et roule calé dans les
sièges en cuir d'une berline haut de gamme : il faut bien que jeunesse
se passe !
Mais chez Thomas cela s'est accentué et son langage s'est modifié. Il
n'a eu de cesse de parler de démocratie et de tolérance alors que tout
dans son attitude dénotait que ces notions lui étaient devenues
étrangères. Péremptoire et rigide, son fils lui tenait des discours
curieux, un peu comme s'il répétait des choses entendues mais qu'il
n'aurait pas comprises. La tonalité était toujours la même, cela parlait
d’État, de bonheur, de planification, de lutte contre les inégalités,
d'égalité des chances et de tout un fatras assez délirant maintenant
qu'il y repense. Cela n'avait ni queue ni tête, c'était incohérent et
indigeste. Maintenant qu'il y pense, il y avait presque une tonalité
mussolinienne dans ce discours : tout dans l’État, rien hors de l’État,
rien contre l’État.
Et Jean-Pierre se tait alors, n'ayant plus rien à dire. Je prends un
temps de pause et je lui explique que je crois savoir ce dont souffre
son fils. Il me regarde un peu inquiet mais je le rassure d'un geste. Je
lui explique que son fils est militant socialiste et que tous les
symptômes s'expliquent. Cela ressemble à la fois à de la schizophrénie, à
un trouble bipolaire et même à de la paranoïa mais ce n'est rien de
tout cela. C'est assez courant et cela peut même se soigner avec le
temps.
Jean-Pierre pressé de savoir son fils hors de danger me demande alors
ce qu'il y a à faire et ce que dit la science de tout cela. Je lui
explique alors que les récentes études ont prouvé que l'on ne pouvait
être intelligent, militant socialiste et de bonne foi : il y a toujours
quelque chose en trop. Tel que je le ressens, mais ce n'est qu'intuitif
parce que je n'ai pas vu son fils, il me semblerait qu'il soit
intelligent et de bonne foi. Je doute alors qu'ils soit réellement
socialiste. Je pense que cet accès délirant n'est que passager, c'est
une forme de bouffée délirante aiguë, un coup de tonnerre dans un ciel
d'été comme l'on dit, qui généralement cela se dissipe et ne revient
jamais.
Il veut être sûr que j'ai raison, que j'ai bien saisi tout ce qu'il
m'a expliqué. Je l'apaise et lui dis que je suis à peu près sûr de moi.
Que son fils comme bon nombre de jeunes exaltés et un peu sensibles a dû
être piégé par des manipulateurs de haut vol qui l'ont enrôlé dans une
sorte d'escroquerie politique visant à les faire élire. Je lui explique
qu'à cet âge-là, tout juste sorti de l'adolescence, on est encore
malléable, on ne connait pas grand chose de la vie et que si on a des
idées sur tout, on a surtout des idées. Que puisque son fils a fini ses
études, il va enfin se mettre à travailler vraiment.
Je le rassure définitivement en lui expliquant que j'ai déjà eu
plusieurs cas de ce type dans mon cabinet. Généralement au bout de deux
ou trois déclarations d'impôt, ils prennent de la distance vis-à-vis de
leurs anciennes croyances. Le réel est toujours le mur sur lequel se
fracassent les idées sottes. Même l'URSS a fini par se disloquer vaincue
par la réalité. Je rajoute que s'il y a les grands système
macroéconomiques, il ne faut pas oublier qu'à la base, il n'y a que des
êtres humains. Et que rares sont ceux qui ont envie de trimer pour rien.
Je lui explique ainsi qu'une théorie de la motivation dénommée
théorie de l'équité qui fait qu'à un moment on pratique tous un ratio
rétribution/contribution que l'on a tendance à comparer à celui des
autres. Et dès lors que l'on s'aperçoit que ce ratio tourne en notre
défaveur, on commence à en avoir marre de payer tout le temps pour les
autres. On devient lucide et on cesse d'être socialiste. Je pourrais lui
dresser une longue liste de jeunes qui n'avaient aucun scrupule à
bénéficier de l'argent des impôts des autres mais qui ont retrouvé le
chemin de la saine logique quand il s'est agi à leur tour de payer pour
les autres.
Il me demande alors si moi aussi j'ai été comme cela. Je lui explique
alors que non, bien que plutôt généreux et altruiste, je n'ai jamais
été socialiste. L'idée d'être généreux avec l'argent des autres m'a
toujours semblé d'une tartuferie ignoble et pour tout dire
d'une perversité redoutable. Je lui explique que dans mon métier de
toute manière c'est important d'avoir un cerveau en bon état si l'on
veut être utile aux patients. Il me demande alors combien de temps cela
prendra pour que son fils soit guéri définitivement.
Je lui explique que c'est variable mais que je suppose que d'ici deux
ou trois ans, il devrait être définitivement vacciné et ne plus être
militant socialiste. "Attendez deux ou trois déclaration d'impôt et vous
verrez que tout rentrera dans l'ordre. Les gens comme votre fils
finissent toujours à l'UMP" lui dis-je sûr de moi. Et je conclus
l'entretien en lui expliquant que "de la même manière que vous avez
rangé votre Fender et coupé vos cheveux, vous verrez que d'ici peu,
Thomas mettra au placard ses drôles d'idées".
Il me règle, me remercie et s'en va.