Liberté, égalité des citoyens, vie privée, intérêt général... Quels sont les grands principes démocratiques qui ont de plus en plus tendance à s'opposer dans le monde démocratique d'aujourd'hui ?
Johan Rochel : La tension fondamentale reste celle qui se développe autour de la compatibilité entre la liberté individuelle et l’intégration de l’individu dans une société. Notre façon d’appréhender la légitimité d’une communauté politique se fonde clairement dans l’individualisme. Une communauté politique est légitime si elle a pour but fondamental de rendre possible la liberté de chacun dans le plus grand respect de la liberté de tous. Dans cette condition de vie en communauté, la liberté individuelle est en renégociation permanente. En tant que membres d’une communauté donnée, nous nous considérons sur un pied d’égalité – cette égalité qui fonde notre vie démocratique selon la formule "one (wo)man, one vote". Ces "égaux" négocient ensuite entre eux les limites et modalités du vivre-ensemble.
Eric Deschavanne : Les principes, en tant que principes,sont conciliables en théorie. L'idéal démocratique n'est pas en lui-même contradictoire. Les tensions et le contradictions naissent des interprétations et du mode de concrétisation de ces principes. Les principes, autrement dit, ne s'opposent pas nécessairement entre eux; mais les conflits d'interprétation et les débats contradictoires naissent à propos de chacun des principes démocratiques - liberté, égalité, laïcité, etc. - dès lors qu'on se propose d'en donner une traduction concrète. Le consensus relatif aux principes ou aux valeurs démocratiques est sans doute plus grand que jamais. Le vieux conflit entre le libéralisme et le socialisme, étatiste et égalitariste, par exemple, est derrière nous. Des micro-débats surgissent cependant sans cesse, relatifs aux myriades d'applications concrètes de chacun de ces principes qui font consensus.
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Tous les moyens sont bons. |
Michel Guénaire : La démocratie nourrit indiscutablement de nos jours de vives tensions entre la vie politique des nations et la vie privée des individus. Ces tensions rappellent l'opposition qu'avait analysée en son temps Benjamin Constant entre la liberté des anciens et la liberté des modernes. La liberté des anciens désignait "la participation active et constante au pouvoir collectif", la liberté des modernes "la jouissance paisible de l'indépendance privée". La ligne de partage peut être analysée aujourd'hui entre, d'une part le domaine de la vie politique et son cortège de questions, de débats et de décisions, d'autre part la sphère privée de la vie des gens.La démocratie est une relation tendue entre l'homme public et l'homme privé.
Pourquoi l'équilibre fragile entre ces valeurs est-il de plus en plus remis en cause aujourd'hui ? Y a-t-il eu une rupture ? Comment se définit-elle ?
Johan Rochel : Fondamentalement, cet équilibre n’est pas plus remis en cause aujourd’hui qu’hier. Il est par essence une négociation permanente. Deux éléments le mettent par contre plus souvent au cœur des débats publics. Premièrement, un régime libéral a pour effet de s’amplifier naturellement. Il permet aux individus de vivre leur vie comme ils l’entendent, provoquant sans cesse la renégociation des conditions de vie en commun. Deuxièmement, les frontières de la communauté politique sont mises sous pression. Les citoyens sont de plus en plus appréhendés comme des égaux au niveau d’une plus grande communauté politique comme l’Union européenne, ou au niveau global. La négociation se transpose donc à ce nouveau niveau (développement de règles pour l’Union/globales), mais elle se transforme aussi à l’intérieur des communautés. C’est pour cela que l’immigration nous pose un défi fondamental : des individus qui n’appartiennent pas à la communauté politique formulent une demande de liberté et de participation en tant qu’égaux à notre égard.
Eric Deschavanne : S'il fallait pointer une source principale de conflit d'interprétation des valeurs, ce serait à mes yeux l'individualisme démocratique, c'est-à-dire le formidable mouvement d'émancipation de l'individu auquel nous assistons depuis un demi-siècle. Il n'est plus question, dans le débat public, que de l'individu - son éducation, sa santé, sa liberté, son bien-être, ses chances de réussir et de s'épanouir, le soutien et la solidarité dont il doit pouvoir bénéficier, la possibilité d'affirmer son identité, son droit d'être informé, de se divertir, etc. Cette valorisation de l'individu, devenu la fin ultime de la politique,constitue le foyer des conflits idéologiques présents et futurs. Un conflit structurant se met en place, entre d'une part un libéralisme qui défend la liberté et la responsabilité individuelle, et, d'autre part, un socialisme au service de l'individu (qui peut fort bien, je m'empresse de l'ajouter, être mis en oeuvre par la droite), qui promeut un paternalisme bienveillant et doux. Au nom de la production d'un individu véritablement libre, heureux et épanoui, on peut fort bien justifier, par exemple, l'intervention de l'Etat au sein de la famille, afin de régler le problème des violences conjugales, la question des sanctions éducatives, voire celle de la répartition des tâches domestiques. Deux tendances s'opposent, autrement dit, de manière toujours plus accentuée : l'affirmation de la liberté individuelle, et l'aspiration à son encadrement (sa mise sous tutelle), potentiellement répressive, au nom de l'épanouissement individuel bien compris.
Michel Guénaire : Si je garde ma référence aux deux domaines de la liberté des anciens et de la liberté des modernes et à ce qu'ils recouvrent respectivement, je crois que l'équilibre est en réalité fragile depuis l'origine. Benjamin Constant pensait pouvoir annoncer le triomphe de l'indépendance privée des hommes sur le fonctionnement des institutions et les débats publics. A plusieurs moments de notre histoire depuis, les impératifs de la vie collective sont venus sortir les hommes de leur jouissance paisible de l'indépendance privée. Ce furent des guerres, des crises ou des combats. Notre démocratie connaît une telle lutte des contraires dans une situation que l'on sait de surcroît particulièrement tendue. La tranquillité de l'individu n'est plus possible.
L'intérêt général a souvent été porté comme la valeur première de la République, alors qu'elle semble aujourd'hui de plus en plus mineure. Comment expliquer son déclin face aux préoccupations plus individuelles ?
Johan Rochel : La France et son idée de République ont souvent été appréhendées à travers une vision forte de la communauté, et donc une position parfois plus difficile pour les libertés individuelles que dans d’autres régimes politiques. Comme l’expliquait le philosophe américain John Rawls dans son "Libéralisme politique", un régime libéral déploie une très forte énergie grâce à laquelle l’individu cherche à toujours profiter de plus d’espaces de liberté. En d’autres mots, même la République n’échappe pas à une mécanique très profonde, ancrée dans la vision de la liberté individuelle comme base de réflexions et d’actions politiques. D’autant plus que cette liberté est parfois revendiquée avec ardeur par des individus qui ne se reconnaissent pas ou plus dans la vision de la République traditionnelle.
Eric Deschavanne : La valorisation de l'intérêt général ne décline pas: elle se métamorphose sous l'effet de la montée en puissance de l'individualisme et des valeurs de la vie privée. L'intérêt général ne s'incarne plus dans la défense de la Patrie en danger ou de la cause du Peuple, mais il ne disparaît pas pour autant. On ne conçoit plus, et c'est plutôt une bonne chose, l'intérêt général comme devant nécessairement s'opposer frontalement à l'intérêt particulier. L'intérêt général, ce sont des intérêts particuliers partagés, mis en commun. Cet idéal est toujours le nôtre, même si sa traduction concrète est devenue d'une grande complexité dans une société où la liberté et la profusion des médias permettent aux intérêts particuliers les plus discordants de se faire entendre bruyamment.
Michel Guénaire : Ce n'est pas l'intérêt général qui est en question, mais le sens de l'appartenance à une vie collective. Le phénomène est connue : l'individualisme moderne a rompu le socle du vivre ensemble. Il faut seulement juger cette tendance comme étant en réalité très relative. Les individus vont et doivent regarder la vie générale de la cité, ne serait-ce que s'ils veulent que leur situation personnelle soit préservée. Je ne crois pas pour ma part à la démission des individus. La force de la démocratie est aspirante. Aucun homme ne peut s'abstraire d'une vie sociale. Dans les réseaux sociaux, on assiste à un retour de la plus forte expression personnelle des gens sur les sujets communs de la collectivité.
La justice a de plus en plus tendance à privilégier dans ses décisions les valeurs démocratiques individuelles, comme la vie privée, au détriment de valeurs collectives comme l'intérêt général, ou le droit d'informer. Quel serait l'équilibre idéal entre les deux ? Quel devrait être la frontière bien définie entre les deux ?
Johan Rochel : La justice est effectivement de plus en plus le lieu de cette négociation, même s’il faut souligner qu’elle agit en principe dans le particulier, sur un cas d’espèce. L’espace démocratique reste le lieu fondamental des "grandes questions". La question de l’équilibre idéal laisse supposer que cet idéal existe.Je ne pense pas que cela soit le cas. Le point d’équilibre est en mouvement perpétuel et ce mouvement reflète nos choix collectifs, exprimés par voie démocratique. Dans un système de démocratie directe comme la Suisse, ces choix collectifs sont exprimés plus directement que dans un système où les élus modulent ces différentes demandes, comme en France. Dans les deux systèmes, la même modulation est à l’œuvre.
Eric Deschavanne : En pratique, on voit bien que l'intérêt du public (qui ne se confond pas nécessairement avec l'intérêt public) tend à l'emporter sur le souci de protection de la vie privée. Entre l'individu isolé qui devient une cible médiatique et le public, le combat est à l'évidence inégal. Il est juste, et particulièrement nécessaire dans une société médiatique, que le droit garantisse la protection de vie privée. Et contrairement à ce que vous suggerez, la jurisprudence évolue plutôt, au nom de l'intérêt public, dans le sens d'une promotion des droits de l'information, et ce au détriment de la protection de personnalités publiques qui se voient pour ainsi dire dépossédées de leur droit à l'intimité.
Michel Guénaire : La recherche d'une frontière entre les deux domaines de la vie publique et de la vie privée est une priorité dans l'évolution de la démocratie moderne. D'abord, parce que les deux domaines doivent bien toujours coexister. Ensuite, parce que leur coexistence doit conduire à un juste équilibre. Je ne conçois pas une démocratie qui soit la démocratie du tout public, vestige de la République athénienne où tous les citoyens participaient au forum et à la fois de la démocratie totalitaire où les vies privées sont écrasées. Mais il n'est pas possible non plus de croire à la prévalence absolue des seuls intérêts privés des individus. Cet équilibre sera atteint si les hommes publics assurent leurs responsabilités politiques avec rigueur et transparence, car c'est pour moi le dérèglement de l'action politique qui entraîne l'effacement de la frontière entre vie publique et vie privée. Tout le monde s'occupe de n'importe quoi. Quand la démocratie perd son réglage ou son propre équilibre représentatif, il y a cette crise des genres qui est la crise de la démocratie.
Quels pourrait être les moteurs d'un rééquilibrage des différents principes démocratiques afin de les faire revenir à une cohabitation harmonieuse, respectant à la fois les libertés individuelles et l'intérêt général ?
Johan Rochel : Attention à ne pas mythifier un passé où les libertés individuelles et l’intérêt général auraient collaboré de manière idéale. Depuis Hobbes, Locke et les théoriciens du contrat, un mouvement très profond d’extension des libertés individuelles est à l’œuvre. C’est positif car cela met au centre des débats la capacité des individus à mener la vie qu’ils ont choisie. La renégociation doit maintenant se poursuivre à d’autres échelles. Pour l’Union européenne, au niveau de l’Union, comme le symbolisent de manière aiguë les discussions sur la libre circulation des personnes et la défense des Etats-sociaux "nationaux". Puis au niveau mondial, où l’approche marquée par les droits de l’homme et des libertés de chacun est en train de redessiner les principes de base des relations pacifiées entre Etats, comme le montre le discours sur la "responsabilité de protéger".
Eric Deschavanne : Le conflit d'interprétation des principes est inhérent à la vie démocratique. Il ne peut y avoir en la matière que des équilibres précaires. Il suffit d'observer et de comparer les sociétés démocratiques pour concevoir la diversité des "équilibres" possibles, lesquels peuvent également varier dans le temps.
Michel Guénaire : Les règles peuvent être inventées : pour favoriser une bonne action politique qui remplit ses devoirs, on peut imaginer accentuer le contrôle politique et les sanctions juridiques ; pour préserver la vie privée, on peut accroître les garanties constitutionnelles et civiles des libertés privées. Le droit ne suffira pas à combler l'exigence morale. C'est de l'éducation du rôle du représentant et de celui du représenté que dépend l'équilibre, dans la démocratie moderne, entre les deux catégories de valeurs identifiées.