La mort de Jean Dutourd, réactionnaire et fier de l'être
L'académicien Jean Dutourd, romancier et essayiste, est mort lundi soir à l'âge de 91 ans. Ancien résistant, journaliste, auteur de romans mais aussi d'essais et de pamphlets, il était entré à l'Académie en 1978, élu au fauteuil de Jacques Rueff.
«J'ai vécu dans le malentendu toute ma vie, disait Jean Dutourd. Je n'en souffre pas. J'en ai même pris philosophiquement mon parti. On m'a toujours prêté des intentions qui n'étaient pas les miennes. On a vu dans mes livres des choses que je n'avais pas mises. Vive les malentendus qui font vendre 200.000 exemplaires !»
Jean Dutourd, un incompris ? On aurait peine à croire que celui qui fut le poil à gratter des lettres françaises pendant plus d'un demi-siècle, provocateur parfois ébouriffant, membre éminent du club des ronchons, proclamant «en arrière toute !», défendant pêle-mêle Chevènement, Papon, les Serbes, le bon Français, le Pape, Louis XV, de Gaulle, les mal aimés et les «incorrects», fut le fruit d'une simple méprise…
Pourtant, il naquit sous le signe du paradoxe, puisque l'état civil mentionne la date du 14 janvier 1920 alors qu'il était né deux jours plus tôt et que son père, distrait, avait oublié de l'aller déclarer. Ce qu'on appelle un baptême !
Et c'est ce même père, dentiste bourgeois mais fils de paysan, qui va élever le petit Jeannot dans le XVIIe arrondissement de Paris. Sa mère ? Il la perd à sept ans, lorsqu'elle est emportée par une tuberculose. Son père l'élève donc seul, rêvant d'en faire un médecin, alors que l'enfant découvre Dumas, Féval, Malot, London, la Comtesse de Ségur… en cachette, et caresse le désir de devenir… concierge.
Au bout de trois essais, ce «cancre» obtient le baccalauréat. Depuis plusieurs années déjà, il fréquentait une jeune femme de trois ans sa cadette, Camille, qu'il épouse durant l'été 1942. Il entre alors en Résistance ( «j'étais devenu français, enfin, moi qui étais si sûr de ne croire à rien et qui me trouvais si intelligent») et participe à la libération de Paris, en «prenant» l'immeuble de Paris Presse, aujourd'hui siège du Figaro .
Empêcheur de penser en rond
En libérant les lettres, il y entrait comme en un temple. C'est dit : Jeannot sera écrivain. De 1944 à 1947 il est administrateur adjoint du journal Libération , de 1947 à 1950, il dirige deux programmes français à la BBC et de 1950 à 1966, il est conseiller littéraire chez Gallimard. Mais surtout, dès Le Complexe de César , en 1946 (un essai provocateur qui obtient le prix Stendhal), Dutourd ne va plus cesser de publier. Si sa Tête de chien obtient le prix Courteline en 1950, le succès colossal d'Au bon beurre (prix Interallié 1952) le hisse au rang des grands romanciers satiristes. Ce portrait au vitriol d'une famille de crémiers durant l'occupation allemande dérange, provoque et réjouit un public heureux de pouvoir enfin prendre au second degré quatre ans de souffrances et de malheurs. Mais c'est peut-être de là que vient la réputation de Dutourd, son «malentendu» ; car malgré ses romans les plus dégagés, dont l'imposant et magistral Les Horreurs de l'amour, en 1962, Dutourd gardera la réputation du polémiste, de l'empêcheur de penser en rond.
«Il y a évidemment deux hommes en moi : d'une part, le romancier qui voit tout, qui comprend tout, qui aime tout - pour être romancier il faut pouvoir tout aimer y compris les imbéciles et les salauds - et, d'autre part, le satiriste.» Dualité ? Schizophrénie ? Certes non, mais cette ambivalence est si marquée que, lorsque Maurice Schumann l'accueillera sous la Coupole en 1980, le vieux gaulliste dira : «Ce dont on fait grief, en vérité, au journaliste Jean Dutourd, c'est, au contraire, de ne pas être un polémiste mais un écrivain qui dépeint et critique les mœurs d'une époque puis, à partir de là, développe ses réflexions sur la nature humaine ; c'est en un mot de rester moraliste.»
Moraliste, Dutourd l'est, profondément. Car ses livres, qu'ils soient romans (2024 , 1975) essais (Les Taxis de la Marne , 1956), pamphlets (Le Socialisme à tête de linotte, 1983, Le Septennat des vaches maigres , 1984…) dressent le tableau d'une société, d'un monde, que l'auteur brocarde avec aigreur mais aussi tendresse. Surtout, il profite de sa position établie, installée, pour tout se permettre. Malgré l'attentat qui détruit son appartement en juillet 1978 (revendiqué par une obscure «section franco-arabe de refus» sous le prétexte que Dutourd - alors heureusement à Antibes - est un «homme de plume au service de la presse juive» !) il est élu quelques mois plus tard au Quai Conti, au fauteuil de Jacques Rueff. Dès lors, usant du prestige de l'uniforme, il n'a plus de limites que celles du bon langage. «La société ne salue que les uniformes : ça l'impressionne. Et il est essentiel d'être salué par la société pour être à peu près tranquille.» Son habit vert devient donc «carapace de crocodile», et Dutourd fait feu de tous bois. «Je me sens comme un Peau-Rouge, une espèce de Géronimo, de Crazy Horse. J'ai l'impression que ma race, je veux dire mon peuple, est condamnée. Et je me battrai jusqu'au bout pour ne pas me laisser coloniser, pour que ma culture continue d'exister.» Est-ce cela qui le pousse à bramer, lorsque ses confrères veulent introniser une femme, Marguerite Yourcenar, en 1980 ? «Nous sommes une tribu de vieux mâles coiffés de plumes qui campent sur la Seine depuis trois cent cinquante ans. N'y touchez pas !» s'écria-t-il alors avec Claude Lévi-Strauss. Mais l'affaire devait bien s'achever.
En revanche, il ne tarit jamais de hargne au sujet des décadences de la France, des Français et de leur langue. «J'avais déjà, bien avant d'être académicien, l'amour de la langue française. Je l'aime comme un artiste aime la matière de son art. Comme un homme aime l'âme que Dieu lui a donnée.»
Mais Dutourd ce n'est pas seulement l'idée, le propos, c'est aussi le style. Comme l'écrivait Renaud Matignon au sujet de son très provocateur Feld-Maréchal von Bonaparte (étonnant pamphlet contre la démocratie, paru en 1996) «personne ne sait comme Jean Dutourd manier le paradoxe mêlé de bougonnerie, le naturel combiné à l'élégance, le sacrebleu et le saperlipopette ponctués de subjonctifs, avec des crudités, des familiarités savantes, et parfois une tournure rare, ressouvenue des meilleures garde-robes de la langue française, de La Fontaine à Saint-Simon».
Car si Dutourd fut un journaliste perçant, un chroniqueur piquant (il fut critique dramatique à
France Soir de 1963 à 1970 puis éditorialiste dans ce même journal jusqu'en 1999), il fut un homme de lettres, un vrai. N'a-t-il pas traduit, dans les années 1950, Truman Capote, Ernest Hemingway ou Chesterton ? Ses provocations sont l'arbre qui cache la forêt. Alors que cet homme aimait tant la littérature et déclarait avec humour mais sincérité : «J'écris non seulement pour les gens qui m'entourent, mais également pour ceux qui ne sont pas encore nés, ainsi que pour ceux qui sont morts : je tiens essentiellement à l'estime de Flaubert !»
Sincérité pudique
Flaubert, pourquoi pas ? Mais c'est à Rousseau que Lévi-Strauss songea, en lisant
Jeannot, Mémoires d'un enfant (2000), les souvenirs du fils de dentiste parisien. «Je doute que le compliment vous plaise, mais en lisant
Jeannot il m'a semblé que je retrouvais le ton des Confessions. » Dutourd, émule du bon sauvage ? On en doute, mais la fraîcheur, la sincérité pudique, l'innocence de ce livre ont désarmé ses plus ardents détracteurs.
«L'enfant n'est pas un résumé ou une préfiguration de l'homme, s'expliqua-t-il alors. L'enfant, c'est un être à part.»
Et pourquoi Dutourd ne serait-il pas un tendre, malgré tout ? Il est vrai que sa réputation l'a toujours précédé. Rendant visite au général de Gaulle, dans les années 1960, ne s'était-il pas entendu dire, comme si cela allait de soi : «Dutourd, on est là pour emmerder le monde, non ?»
Affirmatif, mon Général !