Cinq ans après son couronnement, Albert II peine à endosser le costume de prince. Les aléas de la crise économique sont venus s'ajouter à l'indécision chronique du souverain et aux querelles de cour. Les fiançailles annoncées suffiront-elles à relancer une machine à rêves qui a perdu de son éclat?
Il était une fois une bonne nouvelle. En annonçant ses fiançailles avec Charlene, Albert, 52 ans, s'est souvenu qu'il régnait sur un royaume de conte de fées. Le Rocher et son maître envahissent à nouveau les Unes de la presse people. Et il était temps. Cinq après son avènement, les Monégasques finissaient par s'impatienter. Habitués au faste du couple Rainier-Grace, ils en venaient à douter de l'héritier. Et à craindre que leur principauté de 2 kilomètres carrés ne soit plus le nombril du monde.
Il y a quelques mois, l'ex-journaliste reconverti dans le conseil en images Jean-Luc Mano avait été appelé à la rescousse. Sa mission: redonner du lustre au costume princier un brin effiloché. Aujourd'hui, ces fiançailles tombent comme un cadeau du ciel. "Monaco s'apprête à être champion du monde du glamour, du bonheur et de la joie de vivre. Ça n'a pas de prix!" s'enflamme ce spin doctor (conseiller) de plusieurs ministres du gouvernement Fillon, de Michèle Alliot-Marie à Christian Estrosi.
Tout avait pourtant bien commencé, ce 12 juillet 2005. Presque trop bien. En ce jour d'avènement, Son Altesse sérénissime Albert II sort de sa gangue. Le garçon effacé, timide, toujours dans l'ombre de son père, se mue en chef charismatique. Les accents prophétiques d'un discours plein d'élan touche les Monégasques au coeur. Citant pêle-mêle Socrate, Descartes, Léonard de Vinci, Theodore Roosevelt et Martin Luther King, le souverain leur parle d'une ère nouvelle. La promesse d'un âge d'or où la prospérité économique le disputera aux innovations écologiques, sa dernière marotte.
Cinq ans plus tard, les grands projets du 12 juillet 2005 sont toujours dans les cartons. L'extension du territoire grâce à un programme immobilier gagné sur la mer? Ensablé. La transformation de Monaco en une véritable place financière capable d'attirer les fonds d'investissements et plus seulement les riches déposants? Pas gagnée. La faute à la crise, bien sûr. Mais aussi au caractère velléitaire d'Albert et aux vaines querelles qui secouent la cour, là où Rainier imposait son pouvoir d'un gant de fer. "Le prince est un garçon plus intéressé par son plaisir que par l'Etat", déplore Didier Laurens, ancien rédacteur en chef de Monaco Hebdo (3000 ex-emplaires), la gazette de référence sur le Rocher.
Monarque absolu signant chaque décret de la formule consacrée "Nous, Albert II, prince de Monaco par la grâce de Dieu", le souverain est omnipotent. Il a toujours le dernier mot. Enfin normalement. "Lorsqu'une décision est prise, une autre vient toujours après dans l'autre sens", regrette une familière des affaires monégasques.
Ainsi, quand, en 2008, une énième crise de gouvernance mine l'Association sportive de Monaco (ASM), l'enfant chéri d'un prince passionné de football, le président du club, Jérôme de Bontin, est aussitôt convoqué au palais. Homme d'affaires américain, ami personnel d'Albert, il est sommé de s'expliquer sur la faillite sportive des Rouge et Blanc. Il y va comme à l'abattoir. Il en ressort vivant et confirmé à son poste. L'après-midi même, alors qu'il fête la bonne nouvelle avec ses collaborateurs, il reçoit un coup de fil d'un conseiller du palais: "Vous êtes viré!"
La cour d'Albert II n'a rien à envier à celle des Médicis et ses querelles florentines. On y empoisonne non pas ses ennemis, mais l'atmosphère. Les vieilles familles du Rocher ferraillent pour gagner la faveur du prince, mais savent aussi se liguer dès qu'un nouveau venu menace leurs intérêts.
Ancien n°2 du groupe Lagardère, Jean-Luc Allavena débarque sur le Rocher quelques semaines avant le couronnement d'Albert, à la demande expresse du souverain. Nommé directeur de cabinet, cet ancien camarade de classe du prince rédige avec lui le fameux discours d'avènement. Allavena marque d'emblée son territoire en stigmatisant les prébendes -fini, les petits cadeaux et les grands crus offerts aux hauts fonctionnaires du Palais en échange de services- et clame haut et fort qu'il veut remettre la principauté au travail.
Eddy Merckx a remplacé Claudia Schiffer
Au royaume de l'indécision, ce volontarisme passe mal. Très vite, des courtisans demandent sa tête. On cherche contre lui des dossiers compromettants. Ironie de l'histoire: c'est l'un de ses ennemis, Franck Biancheri, conseiller du gouvernement (l'équivalent d'un ministre) pour l'Economie, qui sera poussé à la démission. Il tombe pour l'achat dans Monaco d'un terrain constructible à un prix très avantageux. Mais les détracteurs du directeur de cabinet ne désarment pas. Ils finissent par trouver l'arme fatale, en le rebaptisant dans les journaux "Albert III", comme si la couronne avait changé de tête. Le 2 novembre 2006, sept mois après son arrivée, le directeur de cabinet quitte la principauté. Ce départ sonne comme la fin de l'état de grâce pour le nouveau souverain. En 2008, Franck Biancheri, réhabilité, retrouve un ministère. Retour à la case départ.
Mais Monaco, son casino, sa plage, et sa belle insouciance doivent aussi affronter la crise mondiale. Avec l'affolement des Bourses et la récession économique, la machine à rêves s'est détraquée. Albert, le discret, n'a pas l'aura de ses parents. Et les stars se font rares entre le Country Club et l'hôtel Ermitage. Les sportifs ont remplacé les vedettes du cinéma et de la mode. "On ne voit plus de célébrités, comme il y a dix ans", constate une journaliste. Naguère, Claudia Schiffer, la reine des top-modèles, incarnait l'image de la principauté. Aujourd'hui, le plus glamour des nouveaux résidents est un ancien coureur cycliste, Eddy Merckx.
Les appartements avec vue peinent à trouver preneur
Les fortunes anonymes, elles aussi, n'ont plus le clinquant des belles années. Le recul inhabituel du chiffre d'affaires de la Société des bains de mer (SBM), tiroir-caisse de Monaco, témoigne de la désaffection des joueurs et de la clientèle des palaces. Là où, il y a quelques mois encore, les appartements avec vue imprenable sur le port s'arrachaient, ils peinent aujourd'hui à trouver preneur. Or les ressources fiscales de l'Etat confetti dépendent à plus de 70% de la TVA et des droits de mutation. "L'action Monaco est attaquée! s'alarme Laurent Nouvion, un des chefs de file de l'opposition parlementaire. Notre salut, ce serait de devenir une sorte de Genève-sur-Mer." En attendant, il refait les comptes du nouveau règne. Pendant les années Rainier, à partir de 1964, un fonds de réserve avait été constitué pour faire face aux périodes de vaches maigres. "Longtemps, nous avons dissimulé le magot, qui ne cessait d'enfler, pour ne pas vexer la France, reprend Nouvion. Ces trois dernières années, il a fondu de 2,4 milliards d'euros à 1,9 milliard." Vu de Monaco, c'est quasiment la banqueroute.
Face à cette situation inédite, Albert peut s'appuyer sur son ministre d'Etat, fraîchement nommé. Ancien conseiller de Jean-Pierre Raffarin à Matignon, Michel Roger a succédé à Jean-Paul Proust, mort d'un cancer le 8 avril 2010. Ce dernier avait été désigné avec l'aval de Rainier III. Il regardait son fils Albert avec un brin de condescendance, finissant par susciter son ire en s'emparant de dossiers relevant du palais. "Proust transformait le prince en reine d'Angleterre", décrypte un ancien conseiller.
La convention passée avec la France, en 2004, autorise pourtant Albert à choisir un Monégasque pour diriger le gouvernement. En portant son choix sur Michel Roger, il s'est prémuni contre les risques de conflits d'intérêts, une spécialité locale. "Le prince a besoin d'un ministre qui le conseille de manière objective et honnête, afin de l'aider à décider des grandes orientations pour l'avenir de Monaco", explique le ministre d'Etat, qui rencontre Albert deux fois par semaine en tête à tête.
Pour ce poste de chef du gouvernement, les vocations ne manquaient pas dans l'entourage princier. On lui susurrait des noms à l'oreille. Mais, à Monaco, la tradition impose des Français à la plupart des fonctions stratégiques. André Muhlberger, ex-commissaire à Toulouse, commande la police et ses 700 caméras de vidéosurveillance. L'aide de camp du souverain, Bruno Philipponnat, un ancien de l'armée française, a accompagné Albert jusqu'au pôle Nord. Et Christiane Stahl, une intime de Claude Chirac, a la haute main sur la communication du Palais.
Dans un univers clos rongé par la tentation permanente du clientélisme, la présence des Français apparaît comme la seule garantie d'indépendance et de professionnalisme. "Monaco, c'est une machine à détruire, un village où tout le monde connaît tout le monde et où les intérêts croisés suscitent la malveillance et la méchanceté", assure l'opposant Laurent Nouvion.
Ce n'est donc pas un hasard si l'une des premières mesures de Michel Roger a consisté à aller voir ailleurs si des idées y étaient. Les Monégasques expatriés loin du Rocher ont été sollicités pour réfléchir aux solutions d'avenir. Ainsi le chef du gouvernement s'apprête-t-il à rencontrer Pierre-André Chiappori, un économiste nobélisable de l'université Columbia, à New York, tête pensante de la globalisation des marchés. A Monaco, un groupe de jeunes fonctionnaires locaux s'est également constitué sous l'égide de Michel Roger. Des séances de brainstorming sur tous les sujets les confrontent à des personnalités de premier ordre, tel Marco Piccinini, administrateur de Ferrari et accessoirement ambassadeur de la principauté en Chine.
Le monde n'est pas une affaire étrangère pour Albert. Le prince a toujours revendiqué sa part américaine. Il adorait sa mère, Grace Kelly, star hollywoodienne, mais également fille d'une grande famille de Philadelphie. Il a aussi suivi des cours de science politique à Boston, creuset de l'intelligentsia de la côte Est. Une jeunesse et un parcours loin des frontières du micro-Etat, dont il a tiré une conviction: Monaco ne peut plus vivre replié sur lui-même.
A l'écoute de ses sujets, presque trop parfois, Albert s'est forgé une réputation de prince humaniste, attentif aux préoccupations du siècle naissant. Son goût pour l'écologie n'est pas qu'une façade. La fondation qu'il a créée à son nom en fait foi. Il s'est engagé à signer le protocole de Kyoto, visant à limiter l'effet de serre. Mieux : il a promis à ses concitoyens un Monaco vierge de toute pollution à l'horizon 2050. En janvier dernier, pour sauver le thon rouge, il a haussé la voix contre la France, l'adjurant d'"interdire le commerce" de cette espèce "menacée d'extinction".
Si cette politique ne remplit pas les caisses de l'Etat, elle lui vaut au moins le soutien indéfectible de quelques fidèles. Franck Nicolas, 48 ans, jardinier du stade Louis-II, est de ceux-là. Il a été l'un des compagnons de bobsleigh du prince. Pour l'intimité, on ne fait pas mieux. Naturalisé par la grâce d'Albert II, ce costaud volubile donne ses rendez-vous dans un salon de thé renommé, à deux pas du Casino et de l'espace Beauté Prestige d'Eric Zemmour. "Le prince est toujours très disponible, il se montre d'une extrême gentillesse, insiste-t-il. Je lui dois déférence et respect en tant que souverain, mais aussi en tant qu'homme." Rien n'inquiète Franck Nicolas, pas même les soubresauts de la conjoncture. Il a su déceler dans les virages des pistes verglacées le calme et la ténacité d'un vrai guide. "De toute façon, le bob, une fois que vous êtes parti, vous ne pouvez plus l'arrêter! Vous êtes obligé d'aller au bout..."
Le pilote de la principauté a déjà su prouver sa bravoure par quelques décisions à forte connotation symbolique. Persona non grata d'un pays dont il était l'enfant, le chanteur et musicien anarchiste Léo Ferré (1916-1993) a désormais une place portant son nom. Une tardive reconnaissance à laquelle Albert ne s'est pas opposé. Pas plus qu'il n'a mis son veto lorsqu'il s'est agi de priver de carte de séjour le fils de la dame de fer, Margareth Thatcher, ex-Premier ministre du Royaume-Uni. Mark Thatcher avait été impliqué en 2004 dans une tentative de coup d'Etat en Guinée équatoriale et condamné à une amende. Assez pour le rendre indésirable dans le Monaco de 2010.
Cette intransigeance inhabituelle en cette terre d'asile du gotha international, Albert l'applique à ses propres amis. Copain de bringue, autrefois qualifié de "meilleur pote", Jean-Christophe Moroni a été frappé de bannissement par la justice monégasque. Il était soupçonné d'avoir joué un rôle dans une escroquerie, dont ont été les victimes plus de 400 investisseurs de la principauté.
Albert a-t-il vraiment le niveau?
Dans ce microcosme, impitoyable théâtre d'intrigues et de trahisons, le prince s'efforce de ne pas être dupe. L'une de ses maximes favorites, il l'a trouvée dans les Pensées de Blaise Pascal: "Peu d'amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu'il n'y est pas." Avec les ennemis, bien sûr, c'est encore pire.
Cinq ans après son couronnement, l'éternelle question de ses détracteurs n'a pas trouvé de réponse: Albert a-t-il vraiment le niveau? "Il n'a pas l'envergure du rôle. Celle qui est formidable, c'est Caroline, mais une loi stupide lui interdit de monter sur le trône", proclame Bernard Vatrican. Ce Monégasque de naissance, opposant historique, a été brisé par l'aristocratie du Rocher. Privé d'emploi, réduit au revenu minimum -1400 euros, certes, mais le loyer de son studio s'élevait à 2000 euros- il a dû se résoudre à l'exil à Prats-de-Mollo, dans les Pyrénées-Orientales. De son village catalan, il continue de moquer les travers d'un régime d'opérette. "Sous prétexte que l'écologie est l'un des dadas du prince, ses zélotes ont cru bon de mettre des faux pingouins partout, y compris sur la scène de l'Opéra!"
En gravitation perpétuelle autour du monarque de droit divin, Monaco en oublie parfois les anonymes qui assurent la prospérité du Rocher. Car on ne fait pas que jeter son argent sur les tapis verts, à Monaco: on y travaille aussi. Chaque jour, environ 36 000 personnes viennent trimer dans les ateliers de l'usine Mecaplast, aux guichets des banques ou sur les chantiers de Michel Pastor, le prince de l'immobilier monégasque. Ils n'y perdent pas au change. Ici, le salaire médian s'élève à 2300 euros mensuels, contre 1500 euros dans la France voisine. En contrepartie, les chefs d'entreprise sont tout-puissants ou presque. "Il n'y a pas de Code du travail et les lois sociales ne sont pas toujours appliquées, affirme Alex Falce, l'un des dirigeants de l'Union des syndicats monégasques [USM]. En outre, les patrons peuvent licencier sans motif quand ils veulent..."
Le premier d'entre eux, Philippe Ortelli, ne voit pas où est le problème. Président du patronat local, il ne manque pas de rappeler que Monaco verse 1 milliard d'euros de salaires à ses travailleurs français. "Chez nous, les gens ne sont pas pourris par les 35 heures", se réjouit ce propriétaire d'une entreprise de transport de 170 employés. Il rencontre régulièrement le prince, notamment pour réciter son credo, le projet Monaco 2029, fondé sur la priorité au mérite. "Trop de gens progressent à l'ancienneté, dit-il. Je prône la reconnaissance du travail et des compétences."
En attendant, 54 manifestations ont eu lieu au cours des dix-huit derniers mois. Une sorte de record à la française. La règle monégasque oblige à défiler sur les trottoirs, mais, depuis peu, les cortèges ont envahi la chaussée, et la rue Grimaldi s'est mise à ressembler à la place de la Bastille un 1er Mai. La grogne s'est propagée jusque dans les sanctuaires feutrés du casino et des palaces. A l'hôtel Fairmont Monte-Carlo, le personnel en grève ne veut plus négocier qu'avec le prince. Et au casino, même les huit croupiers du baccarat, l'aristocratie des métiers du jeu -ils gagnent, dit-on, près de 20 000 euros mensuels entre salaire et pourboires- ont raccroché le smoking.
Du haut de son Rocher à marée basse, le prince Albert entend le clapotis des critiques, mais ne s'en émeut guère. La révolution n'est pas pour demain. Même par temps de crise, Monaco reste un havre doré à l'abri des aléas de la vie quotidienne. "L'insécurité est une préoccupation générale, observe le ministre d'Etat, Michel Roger. Ici, c'est aussi contre le sentiment de sécurité que nous devons lutter." Les rares vols de Ferrari ou de Jaguar adviennent parce que le propriétaire a laissé les portières ouvertes.
Même le plus critique des opposants, Laurent Nouvion, se refuse à déchirer la carte postale. Lorsqu'il rencontre le souverain, il le rassure d'emblée: "Je me battrai toujours pour qu'on ne touche pas à tes prérogatives." Des hauteurs du Country Club aux limites de cap d'Ail, le républicain est une espèce inconnue. Albert est là pour toujours. "Sinon, tranche Nouvion, on devient Menton."