«C'est le rapport global à la langue qui est désormais en question», observe Luc Ferry. «Oui, mais c'en est fini dans les jeunes générations de la religion de l'orthographe», lui répond François de Closets.
Le Figaro Magazine - Il y a trente ans, personne n'aurait imaginé que l'on puisse parler d'illettrisme pour la France, or vous citez dans votre livre des chiffres abominables...
Luc Ferry - Des chiffres qui ont très longtemps été niés par certains de mes prédécesseurs qui ne voulaient pas se mettre à dos l'Education nationale, être accusés de noircir le tableau ou, pire encore, d'être « droitiers ». La sonnette d'alar me, pour moi, a été une enquête conduite en 1995 à la suite d'une découverte quasi miraculeuse : 9 000 copies corrigées de certificats d'études primaires datant de 1923, 1924, 1925 que les archives départementales de la Somme avaient oubliées dans des sacs de jute au fond d'un grenier. Claude Thélot, directeur de l'évaluation et de la prospective, homme plutôt de gauche et enclin à croire à un constant progrès, a entrepris de confronter les performances des élèves de l'époque avec ceux d'aujourd'hui. En bon polytechnicien, il a éliminé les biais, mis en parallèle les programmes, ajusté les échantillons d'élèves, or les résultats ont été calamiteux. Là où on faisait cinq fautes d'orthographe dans les années 20 (on se souvient de la phrase fatidique : 5 fautes = 0 !), on en commet aujourd'hui 17. Globalement en France, 35 % des enfants entrant en sixième présentent des difficultés de lecture à des niveaux différents : 8 à 10 % sont illettrés ; 15 % ânonnent ; 10 % déchiffrent si lentement qu'ils seront exclus de ce que j'appellerai la lecture par plaisir. Mais nous sommes allés plus loin avec le Conseil d'analyse de la société en croisant les statistiques du ministère de l'Education et celles du ministère de la Défense concernant les JAPD, journées d'appel pour la défense : les 35 % d'enfants en difficulté lors de leur entrée en sixième se retrouvent malheureusement dans le même état à l'âge de 18 ans. Si l'orthographe n'est qu'un indice, se pose donc la question autrement préoccupante du rapport global à la langue, réalité que l'on a voulu nier durant des années. Ce qui est très grave, car lorsqu'un enfant est en difficulté pour la lecture, il l'est dans toutes les autres matières.
François de Closets - L'illettré qui n'est pas capable d'écrire les mots pour exprimer une pensée est, en quelque sorte, en deçà de l'orthographe. Mais je fais une différence essentielle entre les fautes de grammaire et les fautes lexicales. Les premières sont évidemment beaucoup plus graves. En outre, elles ne font pas appel aux mêmes capacités. La grammaire est cohérente, logique, elle suppose un raisonnement. Au contraire, l'écriture des mots comporte énormément d'arbitraire, voire d'absurdité. Elle fait appel à la mémoire, la sienne ou celle du dictionnaire.
On observe donc depuis quelques années un effondrement des compétences orthographiques, grammaticales comme lexicales, que je crois irréversible. Or il est impossible de revenir aux bonnes vieilles méthodes de la IIIe République et trop tard pour simplifier notre orthographe. Notre chance, c'est que l'écriture change. Les jeunes écrivent plus que jamais, mais cette écriture électronique ne sert plus seulement à figer le verbe, elle nourrit des conversations écrites et non verbales. L'écrit se trouve donc désacralisé à l'égal de l'oral. Quant à l'orthographe, elle est aussi dévalorisée par la trituration du SMS. C'en est fini dans les jeunes générations de la religion de l'orthographe. A des ados qui passent leur temps à « chatter » par ordinateur (les Canadiens appellent cela plaisamment le « clavardage »), on peut difficilement reprocher de n'avoir pas respecté tel ou tel accent. Ils n'y prêtent guère attention.
On voit bien le danger : que chacun finisse par accommoder le français à sa guise. Pour éviter cela, il faut faire la distinction entre ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas. La conjugaison des verbes et l'usage des traits d'union, ce n'est pas pareil. L'Education nationale a essayé à deux reprises sans aucun succès en édictant des « tolérances », c'est-à-dire en faisant la liste d'erreurs qui, pour être fautives, n'étaient pas pour autant sanctionnées. Je le regrette car les enseignants en sont réduits à ne plus relever les fautes, devenues trop nombreuses. C'est le laxisme. Je préfère la tolérance.
Mais je pense qu'on ne pourra pas maintenir la rigueur impitoyable qui taxe de faute la moindre erreur. Pour l'écriture privée s'entend. La chose imprimée, elle, doit être parfaite. On en reviendrait donc à l'usage du XVIIIe siècle où l'orthographe professionnelle était très stricte mais où les plus grands auteurs, les Diderot, les Voltaire en prenaient à leur aise avec l'écriture des mots dans leur correspondance. Mais il faudra se battre sans rien céder sur le sens des mots, sur la syntaxe et se fier aux correcteurs automatiques pour les chausse-trapes, avec un « p » ou deux « p », de notre orthographe.
Luc Ferry - Vous dénoncez l'absurdité orthographique, elle existe parfois, mais il ne faut pas non plus confondre apparence et réalité. Charrette avec deux « r » et chariot avec un seul vous semblent aberrants, mais derrière l'anomalie, il y a une histoire sédimentée. Vouloir rationaliser l'orthographe, c'est lui faire perdre ses significations historiques. Par ailleurs, votre distinguo entre sphère professionnelle et privée en matière orthographique n'est guère viable. Vous y avez beau jeu, car vous, vous maîtrisez la culture écrite. Lorsque les pères fondateurs de l'art contemporain ont cassé la figuration, que ce soit Picasso et Kandinsky, pour prendre les deux grands du cubisme et de l'abstrait, ils savaient peindre. La campagne de Leningrad vu par Kandinsky est une merveille d'impressionnisme, du niveau de Sisley, Pissarro ou Monet ; de même pour Picasso dont les dessins témoignent d'un savoir-faire hors pair. Rien de comparable entre une licence poétique ou orthographique, un message en style SMS lorsqu'on a les bases, et l'indigente situation en matière de langue et de culture du malheureux qui ne les possède pas. Là est le problème.
Alors, quels remèdes ? D'abord, ce n'est pas en supprimant 3 heures de cours à l'école primaire que cela va s'arranger. C'est au lycée qu'il fallait alléger les horaires et surtout pas dans le primaire, car c'est là que tout se joue. 80 % des enfants qui n'apprennent pas à lire au CP n'apprennent jamais à lire. Chiffre terrible. Il serait bon que le président de la République ou la Fondation Carla Bruni-Sarkozy s'intéressent à cette question et en fassent une cause nationale.
François de Closets - Vous imaginez une action dès l'école maternelle ?
Luc Ferry - Non. Il ne faut pas voler aux enfants leur propre enfance. C'est au CP, au moment de cet apprentissage qui induit le premier échec scolaire, qu'il faut agir, en dédoublant les cours préparatoires de toutes les écoles dif fi ciles de France. Cela ne coûte rien budgétairement. Pour des raisons de traitement social du chômage, on recrute massivement des assistants d'éducation. C'est là qu'il faut les utiliser. Il faut aussi, comme en Finlande, mettre un tuteur qui suivra l'élève lors de sa scolarité primaire. Tout cela, je l'avais mis en place, mais tout fut supprimé après mon départ du ministère.
François de Closets - Je ne vous contredirai pas sur le traitement de l'illettrisme, mais je pense que le regard de la société sur l'orthographe va changer. Traditionnellement en France, on corrige avant de lire. Que votre style soit pesant, votre vocabulaire rudimentaire et votre pensée insipide, tout peut passer, tout sauf la faute d'orthographe. Pour un mot de travers on peut perdre la face.
Luc Ferry - Pensez-vous ! Tout le monde s'en tape, et c'est bien là le problème !
François de Closets - Pas « tout le monde » : les moins de trente ans. Car cette stigmatisation du fautif reste vivace dans les générations plus âgées. La preuve ? Des millions de Français ont connu comme moi des problèmes avec l'orthographe. Pourtant, il suffit que j'en fasse l'aveu pour que cela surprenne. Quelle hypocrisie ! Mais qui ne pourra plus durer. Les jeunes qui auront appris dès l'école l'écriture informatique, qui ne con naîtront plus cette extrême crispation sur l'orthographe, retrouveront le bonheur d'écrire sans fautes, comme au XVIIIe siècle.
samedi 12 septembre 2009
La France est-elle menacée d'illettrisme ? «C'est le rapport global à la langue qui est désormais en question», observe Luc Ferry. «Oui, mais c'en est
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