Marche turque et plongeon grec
La Turquie épanouie, la Grèce défoncée ! Ce contraste fascinant des deux ennemis héréditaires, ces jours-ci, fait passer sur la Méditerranée comme un frisson d'Histoire.
Qui eût imaginé, dans l'Europe de Byron et de Chateaubriand, que la Grèce, alors arrachée avec tant de ferveur à la griffe ottomane, exhiberait cette tumeur monétaire dont les métastases menacent, via l'euro, le grand dessein européen ? Et que, dans le même temps, Constantinople, alias Istanbul, dispenserait à l'aire arabo-musulmane l'attrait d'un modèle édifiant ? Matrice de bonheurs et tragédies exemplaires, notre Méditerranée bouge toujours entre Orient et Occident.
La Grèce, en coma monétaire, est devenue le calvaire de l'euro. Sous le coup de la crise, l'Union européenne aura "découvert", à Athènes, un gouffre financier creusé par l'anarchie des dépenses d'Etat et le truquage des comptes publics. Une incurie du pouvoir grec assortie, chez les citoyens, d'une généralisation inouïe de la fraude fiscale. Une incurie européenne pour avoir caché et repoussé le scandale grec comme la poussière sous le tapis.
Le terrible déficit grec est aujourd'hui un culbuto : veut-on l'aplatir qu'aussitôt il se redresse. D'un côté, les marchés et, de l'autre, les banques, les Etats et le FMI s'échinent à le maîtriser avec le sentiment vertigineux d'ignorer l'issue... mais d'y courir inéluctablement. La solidarité de la zone euro rechigne à secourir, aux frais des vertueux, le vice des tricheurs. Mais l'impossibilité, au sein de l'euro, des dévaluations nationales contraint à cette "immorale" solidarité, faute de quoi l'euro se trouverait lui-même emporté : le mal grec entraînerait dans sa contagion virale l'Espagne, le Portugal, d'autres peut-être, dans la spirale du pire.
En fait, seuls les pays disposant d'une gestion rigoureuse et d'une industrie performante - au premier chef, l'Allemagne - tirent aujourd'hui leur épingle du jeu. Ceux qui ne surnagent qu'avec des "services" - ainsi, le tourisme - et dans l'addiction aux dettes sont durablement plombés. La sortie de crise atténuera, mais sans les supprimer, leurs handicaps.
L'euro et, au-delà, l'Union affrontent donc désormais leur plus dramatique défi. L'accord franco-allemand vient, une fois encore, d'éviter la catastrophe. Et on ne peut qu'approuver ceux qui, comme Sarkozy, refusent de jeter l'Europe avec l'eau du bain. Mais la vidange reste à faire. Car l'euro sent le sapin (voir en page 50). Un enfant comprendrait que la vraie solution, politique, est moins grecque qu'européenne. Sans une refonte de toute la machinerie communautaire, sans une gouvernance économique, l'euro, déjà à vau-l'eau, ira au diable. Et l'Europe avec lui.
Face à la déconfiture gréco-européenne, la victoire électorale d'Erdogan souligne l'épanouissement de la Turquie. Avec son poids démographique (75 millions d'habitants) et militaire, sa croissance impressionnante, la Turquie impose sa stabilité dans une région vouée aux désordres prometteurs mais énigmatiques des révoltes arabes et aux conflits récurrents chiites-sunnites ou israélo-palestinien.
Si la Turquie inspire, ces temps-ci, des peuples arabes qui, avec elle, n'ont guère en commun que l'islam, c'est justement pour avoir développé un islam démocratique, épris de libre entreprise et acceptant la laïcité de l'Etat. Cette laïcité fondée par Atatürk, défendue depuis cinquante ans par l'armée, est aujourd'hui tenue en lisière par l'expansion démocratique du parti islamique. Sa réussite n'inspire que des éloges. Avec néanmoins une seule crainte laïque et européenne : celle d'inoculer peu à peu la charia (la loi islamique) par les urnes.
Erdogan jouit du soutien des classes populaires et de la nouvelle bourgeoisie d'Anatolie, plus conservatrice et religieuse que la société cosmopolite d'Istanbul. Il flotte, chez les siens, un parfum de nostalgie ottomane que réveille son salut (tardif) aux révoltes arabes.
En fait, la Turquie, travaillée par des aspirations contradictoires, balance entre plusieurs voies. L'autoritarisme islamique d'Erdogan inquiète, mais il ne pourra pas réformer la Constitution à sa guise. L'islamisation progresse avec l'ordre moral musulman, mais on trouve aussi, dans l'intelligentsia, une résistance laïque solide et sur les rivages turcs... plages naturistes et bars gays. L'aspiration libertaire progresse avec Internet, mais les censures persistent et des journalistes sont arrêtés.
Quant au virage diplomatique turc, il traduit un neuf et naturel désir d'autonomie et d'influence, mais ses diverses tentatives de médiation - la dernière en Libye - ont échoué. La résistance identitaire kurde (20 % de la population) reste un souci dominant qu'attise l'effondrement de l'allié et voisin syrien. L'Arménie et Chypre ne dorment que d'un oeil dans leur placard.
Conclusion : il est trop tôt pour parier sur un avenir turc encore très ouvert. Mais on sait déjà qu'il pèsera lourd entre Orient et Occident.