Le petit miracle de l'emploi
Dieu n'y est sans doute pour rien. Et pourtant, il y a comme un petit miracle de l'emploi en France. L'idée peut paraître provocatrice dans un pays où près de 5 millions d'hommes et de femmes sont inscrits sur l'ensemble des listes de Pôle emploi. Et alors que le nombre des demandeurs d'emploi actuellement sans le moindre travail a augmenté de 16.000 en août, pour approcher les 2,7 millions. Mais, sur ce front, les signes d'embellie se sont multipliés ces dernières semaines. Les entreprises créent 10.000 postes par mois. Il y a moins de plans sociaux. L'intérim est reparti à la hausse. Les employeurs recommencent à embaucher des jeunes diplômés. Les offres d'emploi pour les cadres ont rebondi. Même chez les industriels, il y a des signes favorables : 21% d'entre eux ont du mal à recruter. Les Français ressentent le mouvement. S'ils restent très nombreux à s'inquiéter du chômage (81 %), ce n'est plus leur premier souci, qui concerne désormais la dette et le déficit publics (1).
Au total, l'emploi a mieux traversé la crise qu'on pouvait le redouter. Dans la récession, il a moins baissé que prévu. Après, il est reparti plus fort. L'an dernier, 250.000 emplois ont disparu, soit une baisse de 1 %, alors que la production, elle, a chuté de plus de 2 %. Sans les stages créés dans le secteur public pour limiter la casse, la baisse aurait été de 300.000. C'est évidemment trop… mais si l'emploi avait réagi de la même manière qu'en 1993, plus de 1 million de postes auraient été détruits. La récession de cette année-là, beaucoup moins profonde que celle de 2008-2009, s'était traduite par une chute identique du nombre d'emplois (- 3,5 % pour l'emploi marchand non agricole, du pic d'emploi jusqu'au creux). L'emploi ne suit plus autant la production. L'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) évoquait dans sa revue d'avril « une relative résistance face à un choc de production d'une ampleur sans précédent depuis les années 1930 » dans les grands pays développés.
Après avoir limité les licenciements depuis deux ans, les entreprises françaises auraient dû logiquement se montrer très prudentes dans leurs recrutements quand les affaires ont recommencé à progresser. Mais pas du tout ! Elles ont commencé par augmenter leurs heures supplémentaires au printemps 2009. Mais dès le premier semestre 2010, elles ont accru leurs emplois de 65.000. Autant qu'en 1994… avec un redémarrage de l'activité deux fois moins fort. Si l'industrie continue de comprimer ses troupes, l'intérim a recruté près de 90.000 personnes (dont un certain nombre travaillent d'ailleurs sans doute dans l'industrie). Les chiffres de l'Acoss, la caisse de la Sécu, révèlent aussi que nos amis hôteliers, bistrotiers et restaurateurs ont embauché 40.000 employés depuis l'automne dernier. Comme si la baisse de la TVA finissait miraculeusement par avoir un effet positif.
Cette relative résistance de l'emploi a été alimentée par au moins trois canaux. D'abord, les entreprises ont appris. Elles gèrent plus finement leurs ressources. Après la récession de 1993, beaucoup d'entre elles ont dû refuser des commandes parce qu'elles avaient trop réduit leur main-d'oeuvre. Elles en ont tiré la leçon. Elles réagissent plus vite, avec plus de précision. Ce qui veut dire aussi qu'elles n'hésiteront pas à aller dans l'autre sens l'an prochain si la machine ne tourne pas assez vite.
Ensuite, le gouvernement a pris des mesures efficaces. C'est le cas notamment de l'amélioration du dispositif concernant le chômage partiel, qui permet de préserver le lien entre le salarié et son entreprise. Certains ont ainsi pu toucher jusqu'à près de 90 % de leur revenu antérieur. Leur nombre a augmenté de près de 400.000 entre le début 2008 et le début 2010. Il a commencé à diminuer au printemps.
Enfin, la croissance est plus riche en emplois. La France parvient à créer des postes avec une activité en progrès d'à peine 1,5 %, voire moins. Evidemment, il s'agit majoritairement d'emplois peu qualifiés. Les restaurateurs embauchent davantage de serveurs que de chefs trois étoiles. Les maisons de retraite, qui ont aussi beaucoup recruté, font davantage appel à des aides-soignantes qu'à des directeurs. Nombre de nouveaux postes sont à temps partiel. Beaucoup relèvent de contrats à durée déterminée. Dans les entreprises de 10 à 20 salariés, un employé sur dix travaille désormais en CDD. Mais dans une crise comme celle que nous traversons, mieux vaut des emplois fragiles, peu productifs et donc mal payés… que pas d'emplois du tout.
Ces mutations dessinent un nouveau paysage du travail en France. Naguère, il y avait un profond fossé entre l'emploi et le chômage. Puis les frontières se sont estompées. Les spécialistes ont parlé d'un « halo du chômage », puis d'un « halo de l'emploi ». Aujourd'hui, les frontières semblent se reformer plus loin, autour d'un « halo de l'embauche ». Dans le monde du travail, il y a ceux qui ont un emploi solide et ceux qui ont un emploi précaire. Et il semble de plus en plus difficile de passer du précaire au solide. Le CDD ou l'intérim débouche plus souvent sur le chômage que sur le CDI. Dans le monde du chômage, il y a ceux qui viennent de perdre leur emploi et qui ont de bonnes chances d'en retrouver un rapidement… le plus souvent en CDD ou en intérim. Et il y a ceux qui s'enfoncent dans le chômage de longue durée (douze mois ou plus). En un an, leur nombre a augmenté de 300.000. L'emploi va moins mal mais le marché du travail ne va pas mieux. Pour le réparer, il faudra s'attaquer à ces nouvelles frontières. Travailler sur la formation et la qualification, côté chômage, et sur le statut du salarié, côté emploi, pour émousser l'écart entre CDD et CDI. Ici, il n'y a pas de miracle à attendre. Seulement la volonté d'un nouveau président de la République.
(1) Baromètre Publicis consultants -TNS Sofres pour Europe 1, i-Télé et « Le Monde », publié l e 21 septembre 2010.Jean-Marc Vittori est éditorialiste aux « Echos ».