Dans “la Gauche contre le réel”, la fondatrice de “Causeur”
revient sur le fond des polémiques qui opposent les “néoréacs” et les
tenants de la pensée dominante.
C
omment la gauche est-elle devenue l’ennemie du réel ? C’est
une longue histoire, souvent glorieuse – dont je ne prétends nullement
avoir décrypté tous les soubassements. Pour aller vite, la gauche naît
en 1789 comme le parti du mouvement, quand la puissance est du côté de
l’ordre – l’Église, la monarchie. Pendant un siècle et demi, l’issue du
combat reste incertaine : c’est seulement en 1945 que le camp de la
réaction est défait, même s’il bougera encore, sous les traits de l’OAS
notamment.
En même temps, le changement révolutionnaire a accouché de l’ordre
communiste, d’où l’émergence d’une gauche antitotalitaire, appelée
“deuxième gauche”, qui lutte sur deux fronts : pour la liberté à l’Est,
pour la justice sociale à l’Ouest. La fin du communisme achève de
rebattre les cartes. Privé de l’ennemi qui l’obligeait à être meilleur,
le capitalisme n’a pas le triomphe modeste.
Comme le résume Alain Finkielkraut, le changement n’est plus ce que
nous voulons, mais ce qui nous arrive. Le mouvement devient l’essence du
monde – c’est ce que Taguieff a baptisé “bougisme”. Et la gauche est
nue : n’ayant plus aucune alternative à proposer, elle feint d’organiser
les mystères qui la dépassent. Puisqu’on ne peut rien changer à ce qui
arrive, on décrétera que ce qui arrive est formidable. Et, comme il n’y a
plus d’ordre ancien à abattre, on l’inventera. C’est à cela que servent
le discours de recouvrement du réel et la rhétorique antiréactionnaire.
Pouvez-vous donner un exemple ? Oui, si vous me pardonnez d’y
aller à très grands traits. Puisque le capitalisme détruit les
frontières, on applaudit à la disparition des frontières et, dans la
foulée, à l’accélération des flux migratoires qui en est le corollaire.
C’est le sens du slogan “l’immigration, une chance pour la France”. En
réalité, un enfant de 10 ans peut comprendre qu’un phénomène aussi
complexe et multiforme que l’immigration ne peut être seulement positif
ou seulement négatif. Et on ne voit pas pourquoi les mouvements de
population seraient en soi une chose admirable. Mais peu importe, seul
l’enthousiasme est autorisé et tout bémol est disqualifié sous les
espèces du racisme.
Cela présente un autre avantage : privée à la fois d’ennemi à
combattre et d’avenir radieux à espérer, la gauche n’a plus d’autre
identité que le sentiment de sa supériorité morale. Nous sommes bons
parce que nous sommes du côté des faibles. Dans cette perspective
compassionnelle, l’étranger sans papiers est une figure de la victime
bien plus gratifiante que l’ouvrier en lutte.
En somme, le camp du mouvement devient le camp du bougisme. Cela
explique-t-il que les identités, en tout cas certaines d’entre elles,
soient tenues pour une chose détestable ? Sans doute, mais ce n’est
pas la seule explication. Les sottises de l’antiracisme idéologique ne
sauraient justifier la moindre complaisance à l’égard du racisme réel,
ou alors on n’aura rien gagné. Nous avons de bonnes raisons de nous
défier des conceptions fixistes ou essentialistes de l’identité qui ont
engendré des catastrophes.
Du coup, l’Europe en est arrivée à nier l’existence même de son
identité, ce que résume la phrase extraordinaire du philosophe et député
européen italien Gianni Vattimo :
« La définition de l’Europe, c’est l’hospitalité. » L’identité européenne, ce serait d’accueillir toutes les autres identités.
Les cris d’orfraie et glapissements indignés qui ont accueilli le
débat sur l’identité nationale ont empêché que soit posée la question
essentielle qui est celle du modèle français : “Notre indéfectible
attachement à l’égalité des hommes nous impose-t-il de conférer des
droits égaux à toutes les cultures ou peut-on considérer qu’il existe
une culture d’accueil à laquelle les nouveaux arrivants doivent plus ou
moins s’adapter ? ” Les partisans du multi-culturalisme ont des
arguments légitimes ; encore faudrait-il que l’on puisse échanger des
arguments plutôt que des invectives.
Le plus étonnant, c’est que ce postulat en faveur d’une ouverture
inconditionnelle a conduit la gauche à tolérer ou à encourager ce qui
devrait lui faire horreur : l’obscurantisme religieux, l’inégalité entre
les hommes et les femmes, le refus de la laïcité… Et c’est là qu’il
devient impératif d’escamoter le réel au profit d’un récit compatible
avec l’idéologie du Progrès et du sens de l’Histoire. Dans cette
opération, le rôle des médias est stratégique, car ce sont eux qui
élaborent et imposent ce récit.
Le contraste entre l’affaire Merah et l’affaire Breivik n’est-il
pas particulièrement révélateur de ce rapport dévoyé aux faits ? De
fait, j’ai rédigé la conclusion de mon livre le jour de l’assaut du Raid
contre Mohamed Merah. Les réactions d’une grande partie de la gauche et
au-delà constituaient une confirmation éclatante de mon propos : tant
qu’on ne savait rien, qu’on se plaisait à penser que le tueur était un
Breivik français et qu’on pouvait accuser ceux qui avaient “armé le
bras” et “fait le lit de”, l’affaire était hautement significative.
Quand on a connu la vérité, les meurtres de Merah sont devenus un fait
divers, les actes d’un fou isolé. Au prétexte de ne pas stigmatiser
l’ensemble des musulmans, ce que personne ne faisait, pas même Marine Le
Pen, on a voulu interdire toute question sur l’islamisme radical.
Il est évident que l’islam, qui est la culture de millions de nos
compatriotes, ne se confond pas avec l’islamisme et encore moins avec le
terrorisme. Mais comment celui-là peut-il, chez certains, se dévoyer en
ceux-ci ? Qu’avons-nous raté pour que l’ancien élève de l’école
Ernest-Renan rêve de mettre son pays à genoux ? Il serait absurde de
nier que le chômage et l’exclusion sociale jouent un rôle, mais tout
aussi absurde de prétendre qu’ils sont la seule explication. Je crois
pour ma part que le renoncement à l’assimilation est largement en cause.
Escamoter le réel, c’est aussi tenter d’escamoter la parole de
ceux qui s’obstinent à le décrire tel qu’il est, aimablement qualifiés
de “nouveaux réacs”. D’où ce paradoxe d’une gauche qui ne cesse de
dénoncer “la libération de la parole”… L’épisode “nouveaux réacs” a
été le point de départ de ce livre. Durant quelques mois, on a entendu
de nombreuses et éminentes voix protester parce que quelques trublions
avaient le droit de parler. Au-delà de l’anecdote, cette levée de
boucliers a de quoi inquiéter quant à l’avenir du pluralisme. Que les
héritiers de Voltaire se mobilisent pour faire taire ceux qui ne pensent
pas comme eux témoigne d’un étrange renversement.
Je m’empresse de préciser que, contrairement à certains de mes
camarades en réaction, je ne crois nullement que l’on devrait pouvoir
tout dire. Aucune société ne peut se passer d’interdits. Seulement, j’ai
l’impression, peut-être exagérée ou fausse, ce qui serait une bonne
nouvelle, que le domaine de l’interdit ne cesse de s’étendre. De plus,
il n’est pas certain que les paroles mènent aux actes ; peut-être que,
parfois, les paroles empêchent les actes.
Si la gauche est l’ennemie du réel, pourquoi la droite n’est-elle pas le camp du réel ? Dans
un monde pacifié, l’affrontement entre la gauche et la droite est
largement surjoué. La droite est aussi bougiste que la gauche, comme en
témoignent les proclamations de Nathalie Kosciusko-Morizet :
« Je suis tout sauf conservatrice ! » ou encore :
« Être de droite, c’est être pour le mouvement. »
Christian Vanneste dit que
« la droite, c’est la gauche avec vingt ans de retard »
– quoiqu’on ait souvent l’impression que c’est plutôt vingt minutes que
vingt ans… On dirait que la droite a intégré le sentiment de son
indignité morale et que, dans le fond, la plupart de ses représentants
rêvent d’être de gauche. Je les comprends ! Moi aussi j’aimerais être de
gauche. Il doit être bon de se sentir bon !
Propos recueillis par Laurent Dandrieu
La Gauche contre le réel, d’Élisabeth Lévy, Fayard, 324 pages, 19 €.