Omniprésents, ils passent d'un plateau de télévision à un micro, analysent, évaluent, conseillent, proposent, pérorent à l'occasion. Quand ils ne parlent pas, ils écrivent ou font écrire des études pour ausculter le pays sous toutes les coutures, pointer failles et atouts, suggérer ordonnances et médications. Pas un sujet ne leur échappe, ou presque. Ils ont des idées et espèrent qu'elles feront leur chemin. Même s'ils sont encore très loin d'avoir la puissance et le pouvoir d'influence de leurs équivalents américains.
Qui sont ces champions du prêt-à-penser ? Les think tanks – des réservoirs d'idées, en bon franglais – et leurs animateurs vedettes. Quelque 160 associations, fondations ou groupes de réflexion sont répertoriés par l'Observatoire français des think tanks. Mais seuls quelques-uns d'entre eux ont l'ambition de peser sur le débat politique, présidentiel en particulier. Signe d'une époque en mal d'idées neuves, ces lieux de réflexion sont apparus récemment.Sur le versant libéral, pour ne pas dire à droite puisqu'ils se défendent de toute attache partisane, l'Institut Montaigne et la Fondation pour l'innovation politique (Fondapol) dominent le "marché". Le premier, créé en 2000 et toujours présidé par Claude Bébéar, l'ancien PDG d'Axa, se veut un instrument capable de proposer de solides pistes de réflexion pour améliorer la compétitivité de l'économie nationale et la cohésion de la société française. Ses études - une soixantaine en huit ans - ne passent pas inaperçues, comme celles, récentes, sur la réorganisation du maquis de la formation professionnelle, ou encore sur le poids croissant de l'islam dans les banlieues les plus déshéritées, analysé pendant dix-huit mois à Montfermeil et Clichy-sous-Bois par cinq chercheurs sous l'autorité de Gilles Kepel. "Nous avons besoin d'outils nouveaux pour penser la crise", note le directeur de l'Institut Montaigne, Laurent Bigorgne, un jeune agrégé d'histoire qui fut le bras droit de Richard Descoings à la direction de Sciences Po, à Paris. Faute de les trouver ailleurs, il entend bien les forger.
"12 IDÉES POUR 2012"
La Fondapol a une genèse plus tourmentée. Créée en 2004 par Jérôme Monod, conseiller de Jacques Chirac, elle était destinée à devenir la tête chercheuse du parti du chef de l'Etat. Marginalisée après l'arrivée de Nicolas Sarkozy à la tête de l'UMP, elle est repartie de l'avant en 2008 sous la houlette de son nouveau président, Nicolas Bazire, numéro deux de LVMH et proche de M. Sarkozy, et de son nouveau directeur général, Dominique Reynié.
Celui-ci, professeur à Sciences Po, à Paris, et qui a d'ailleurs installé ses locaux à deux pas de la rue Saint-Guillaume, se situe volontiers sur le terrain académique. Plusieurs études intéressantes réalisées en 2011 en témoignent : l'évolution des droites en Europe face à la montée des populismes, ou le grand blues des classes moyennes. Mais le politique n'est pas loin, affichant sa volonté de refonder une pensée "libérale, progressiste et européenne". Les "12 idées pour 2012" que la Fondapol vient de rendre publiques se présentent carrément comme un programme de gouvernement. Mais, "au-delà de l'ingénierie administrative" (comment maîtriser la dette, repenser l'Etat, révolutionner l'école, marier France et Allemagne...), il s'agit pour Dominique Reynié de "redéfinir notre projet de société".
Toujours dans la famille libérale, l'Institut français pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques (Ifrap), apparu en 1985 et devenu fondation d'utilité publique en 2009, n'a pas cette ambition. Mais il s'est fixé une mission : évaluer l'efficacité des mesures mises en place. "Dans un contexte de plus en plus contraint par la crise et la dette, il est impératif de dépenser mieux et moins", résume sa jeune directrice, Agnès Verdier-Molinié. La campagne présidentielle va offrir à ce contre-pouvoir déclaré l'occasion de s'exercer en chiffrant le coût des programmes des candidats. A l'instar de l'Institut Montaigne, qui s'est engagé avec le quotidien économique Les Echos dans cette bataille des chiffrages, ou de l'Institut de l'entreprise, qui avait été précurseur en 2007.
"UN TRAVAIL DE REFONDATION"
Deux think tanks dominent le paysage à gauche. Ils revendiquent leur liberté d'esprit mais ne cachent pas leur inscription dans l'espace socialiste. C'est une évidence pour la Fondation Jean-Jaurès (FJJ), créée en 1992 par Pierre Mauroy, alors premier secrétaire du PS, et installée cité Malesherbes à Paris, dans l'immeuble qui abrita longtemps la SFIO puis le Parti socialiste. Toujours présidée par M. Mauroy, elle est dirigée par Gilles Finchelstein, directeur des études d'Euro RSCG et proche de Dominique Strauss-Kahn.
Définie par ce dernier comme un lieu de "libre débat collectif", à l'écart des enjeux internes du parti, la FJJ a pour vocation de contribuer à "la rénovation de la pensée socialiste" en associant chercheurs, hauts fonctionnaires et responsables politiques. Elle y consacre de très nombreuses notes sectorielles, mais aussi, tous les deux mois, des essais plus transversaux. "Il est décisif d'avoir une analyse juste de l'état de la société", souligne M. Finchelstein, rappelant l'enquête remarquée de la fondation sur "Le descendeur social", avant la présidentielle de 2007, ou celle, récente, sur "Le nouveau paysage idéologique" français.
Fondée en 2008 par Olivier Ferrand, entreprenant énarque de 42 ans, installée de façon un brin provocatrice sur les Champs-Elysées (dans des locaux prêtés par un proche de Michel Rocard), la Fondation Terra Nova s'est imposée comme un acteur infatigable du débat public. Mobilisant un réseau de quelques centaines d'experts, elle est d'abord une machine qui produit des notes sur les sujets les plus variés de l'action publique, à une cadence spectaculaire : "Cinquante rapports programmatiques en un an", s'enorgueillit M. Ferrand. Qui n'entend pas seulement animer une boîte à idées. A ses yeux, c'est "le modèle de développement français et européen du dernier demi-siècle qui est mort. Il faut mener un travail de refondation et retrouver une vision globale".
Fort différente est la Fondation Copernic, créée en 1998. Pour Pierre Khalfa, l'un de ses animateurs, syndicaliste à Solidaires et membre du conseil scientifique de l'organisation cousine Attac, la volonté était alors de "répondre à l'offensive intellectuelle du néolibéralisme et au dépérissement idéologique" de la gauche socialiste. C'est toujours le cas : "Nous combattons explicitement les idées défendues par Terra Nova et la Fondation Jean-Jaurès." Il s'agissait en outre de rassembler les courants de la gauche critique, syndicale, associative et intellectuelle, "très méfiants à l'égard des partis politiques". Deux débats ont favorisé ces convergences : celui sur les retraites, depuis une douzaine d'années, et la campagne contre le traité constitutionnel européen, en 2005, dans laquelle Copernic a pris l'initiative de lancer les comités pour le non.
MÉFIANCE À L'ÉGARDS DES PARTIS
La méfiance à l'égard des partis est un des moteurs de l'émergence des think tanks. "Les partis politiques sont en crise, leurs taux d'adhésion sont très faibles, leurs organisations de jeunesse exsangues, ils ne sont plus des laboratoires d'idées mais des machines bureaucratiques essentiellement occupées à la distribution des investitures. Il est donc logique que le débat naisse à leur périphérie", analyse Pascal Perrineau, directeur du Cevipof, le centre d'études politiques de Sciences Po, et membre du conseil scientifique de la Fondapol. Laurent Bigorne confirme : "La panne intellectuelle des partis est saisissante. Ils ne posent ni les vraies questions ni les vrais enjeux."
A cela s'ajoute l'affaiblissement de la capacité d'analyse stratégique de l'Etat. Le Commissariat général au plan tenait ce rôle. Mais il a été supprimé en 2006 et il n'a été remplacé ni par le Conseil d'analyse stratégique, très discret, ni par le Conseil d'analyse de la société, qui l'est plus encore. "Les cabinets ministériels sont pris à la gorge par la crise et les contraintes budgétaires immédiates", note Laurent Bigorgne. Dominique Reynié va dans le même sens : "Nous sommes des sas de fertilisation entre les savoirs disponibles et le monde politique, qui n'a pas le temps de réfléchir."
Julien Vaulpré connaît bien les acteurs de cet écosystème : brillant trentenaire, il a participé à la petite équipe réunie entre 2005 et 2007 par Emmanuelle Mignon pour aider Nicolas Sarkozy à gagner la bataille des idées et a été le conseiller "opinion" du chef de l'Etat à l'Elysée jusqu'à récemment. "Les partis sont dissuasifs et n'attirent plus. Non encartés, plus souples, les think tanks permettent une externalisation attractive", note-t-il.
A gauche, Aquilino Morelle, ancienne plume de Lionel Jospin à Matignon et directeur de campagne d'Arnaud Montebourg lors de la primaire socialiste, fait le même constat, pour le déplorer : "Les think tanks occupent un vide et assurent une sorte de sous-traitance du travail intellectuel", quand il faudrait que le PS redevienne un lieu de pensée qui produit des idées. Alexis Corbière, responsable des études au Parti de gauche de Jean-Luc Mélenchon, est encore plus sévère : il y aurait externalisation, mais aussi "marchandisation politique" : "Ces think tanks sont des lobbies malins, qui, sous un vernis scientifique, prétendent produire des idées non partisanes, alors qu'ils défendent les intérêts généraux des groupes privés qui les financent. C'est une supercherie."
La réponse d'Olivier Ferrand est plus pragmatique, d'autant qu'il vient d'être investi par le PS comme candidat pour les législatives de 2012 dans les Bouches-du-Rhône. A ses yeux, "l'élaboration intellectuelle s'est toujours faite à la marge des partis, par des groupes d'experts, des clubs ou des conseillers du prince. Ce que nous apportons de neuf, c'est une professionnalisation de cet espace de proposition".
Historien et "sage" du PS, participant aux travaux de Terra Nova comme à ceux de la Fondation Jean-Jaurès, Alain Bergougnoux partage en partie cette analyse, rappelant la tradition des clubs, comme le Club Jean-Moulin dans les années 1960 : "Le fonctionnement repose sur un cocktail comparable de commissions d'experts (associant universitaires, hauts fonctionnaires, responsables politiques et acteurs de la société civile), produisant des publications et organisant des colloques." La nouveauté, concède-t-il, c'est le nom de "think tank", qui fait moderne, leur efficacité médiatique, et le renouvellement de génération des animateurs.
D'"UTILES MÉDIATEURS"
Le phénomène des think tanks est également symptomatique de l'évolution du monde universitaire, de plus en plus marqué, selon Pascal Perrineau, par "la segmentation des disciplines et les crispations identitaires du monde académique". Pour lui, ces cercles de réflexion sont une sorte d'"ersatz de la figure du grand intellectuel généraliste et engagé dans le débat public, qui est en train de disparaître". Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue Esprit et qui travaille aux côtés d'Olivier Ferrand à Terra Nova, partage ce constat, mais se réjouit de voir émerger "de nouvelles formes d'ingénierie intellectuelle, permettant de retrouver des approches globales grâce au travail collectif".
Ce n'est pas l'analyse de Daniel Cohen, responsable de l'Ecole d'économie de Paris, président du conseil scientifique de Jean-Jaurès (et membre du conseil de surveillance du Monde). A ses yeux, c'est précisément parce que les chercheurs en sciences sociales ont dépassé les cloisonnements théoriques anciens et se sont mis à explorer la "globalité vivante" de l'économie et de la société que leurs travaux peuvent nourrir le débat. A cet égard, les think tanks sont d'"utiles médiateurs".
Médiateurs, donc. Car chacun le souligne : s'ils sont des centres d'expertise et des lieux de rencontre où peuvent se construire des propositions, les think tanks ne produisent pas vraiment d'idées neuves. Ils ne sont pas un "lieu d'élaboration", dit le sociologue Michel Wieviorka. A cet égard, Daniel Cohen rend à César ce qui lui revient : "Celui qui irrigue véritablement la réflexion, à gauche, c'est Pierre Rosanvallon et le travail éditorial qu'il a engagé depuis des années, avec la République des idées, pour rendre accessible le pan de la recherche en sciences sociales."
Les animateurs des think tanks brandissent pourtant comme des trophées les initiatives qu'ils ont fait aboutir. La Fondapol revendique la paternité de la notion de "règle d'or" sur l'équilibre budgétaire, préconisée il y a deux ans par une note de l'économiste Jacques Delpla avant d'être reprise par Nicolas Sarkozy. Terra Nova a indéniablement été l'importateur, en France, de la procédure de la primaire pour désigner le candidat socialiste à la présidentielle. Et une note de Frédéric Bonnevay pour l'Institut Montaigne prônait, il y a deux ans déjà, la création d'eurobonds pour surmonter la crise de l'euro.
QUELLE INFLUENCE SUR LE DÉBAT PRÉSIDENTIEL ?
Mais les faits d'armes des think tanks sont peu nombreux, sans commune mesure avec leur résonance médiatique. Leurs initiateurs admettent qu'ils sont plus passeurs que producteurs d'idées. Faute de moyens suffisants pour commanditer des recherches au long cours, soulignent-ils tous. Le mieux doté, l'Institut Montaigne, a un budget annuel de 3 millions d'euros, grâce aux cotisations d'une petite centaine de grandes entreprises ; Jean-Jaurès, de 2,2 millions, dont deux tiers de subventions publiques ; la Fondapol, de 2,2 millions (deux tiers de subventions, un tiers de cotisations d'entreprises) ; l'Ifrap, de 1 million (presque exclusivement des donateurs privés) ; Terra Nova, de 400 000 à 500 000 euros (à 80 % du mécénat d'entreprises) ; Copernic vit avec 80 000 euros de cotisations individuelles.
Ces budgets (hormis pour Copernic) permettent de publier des études et de financer de petites équipes, de quatre à douze permanents, chargées de faire tourner la machine plus que de l'alimenter en idées, encore moins de faire du lobbying pour les imposer. Les dizaines d'experts qui rédigent des études pour Terra Nova sont bénévoles, alors que l'Institut Montaigne et la Fondapol rémunèrent, peu ou prou, les travaux. Tout cela reste artisanal par rapport aux think tanks allemands (plus de 100 millions d'euros de budget pour la Fondation Friedrich-Ebert) ou américains. Le seul point commun avec l'étranger n'est pas vraiment positif : ne pas froisser les entreprises qui financent les structures.
Reste à savoir si ces think tanks pèseront sur le débat présidentiel. Ils l'espèrent. Les responsables politiques sont plus dubitatifs, et même distants. "Les clubs, dans les années 1960, ou la Fondation Saint-Simon dans les années 1980, ont été les acteurs d'un renouveau parce qu'ils étaient articulés d'un côté avec la société civile, de l'autre avec la sphère politique. C'est peu le cas des think tanks actuels", estime Pascal Perrineau.
De fait, pour préparer son projet pour 2012, le Parti socialiste a préféré créer son Laboratoire des idées interne, qui a, pendant deux ans, mobilisé de 400 à 500 chercheurs, experts et politiques, bien au-delà du cercle des think tanks. "Le projet et le programme du parti, ça ne se délègue pas", tranche Christian Paul, député de la Nièvre et président de ce "Labo". De son côté, Jean-François Copé, le secrétaire général de l'UMP, a bien créé, début 2011, un Conseil national des think tanks, mais ceux qui ont accepté l'invitation jugent l'initiative décorative. Quant à la ministre de l'écologie et du développement durable, Nathalie Kosciusko-Morizet, elle trouve les think tanks "très académiques et traditionnels. Ce dont nous avons besoin, c'est de produire des intuitions neuves".
Laurent Bigorgne, de l'Institut Montaigne, le dit à sa manière, feutrée et lucide : "Ce qui m'intéresse en 2012, ce n'est pas le mois de mai et la campagne, mais le mois de septembre et l'action du futur gouvernement. C'est à ce moment-là que nous pourrons exercer notre influence." Bon résumé du rôle d'interface, encore expérimental, qu'entendent jouer ces boîtes à idées.