Pour le célèbre romancier et intellectuel Umberto Eco, l'affaire WikiLeaks ou "Cablegate" souligne l'hypocrisie qui régit les rapport entre les Etats, les citoyens et la presse et préfigure un retour vers des méthodes archaïques de communication.
L'affaire WikiLeaks a une double valeur. D'un côté, elle se révèle un scandale apparent, un scandale qui n'apparaît comme tel que devant l'hypocrisie qui régit les rapports entre les Etats, les citoyens et la presse. De l'autre, elle annonce de profonds changements au niveau international, et préfigure un futur dominé par la régression.
Mais procédons par ordre. Le premier aspect de WikiLeaks, c'est la confirmation du fait que chaque dossier constitué par un service secret (de quelque nation que ce soit) est composé exclusivement de coupures de presse. Les "extraordinaires" révélations américaines sur les habitudes sexuelles de Berlusconi ne font que rapporter ce qui depuis des mois pouvait se lire dans n'importe quel journal (sauf ceux dont Berlusconi est propriétaire), et le profil sinistrement caricatural de Khadafi était depuis longtemps pour les artistes de cabaret matière à sketch.
La règle selon laquelle les dossiers secrets ne doivent être composés que de nouvelles déjà connues est essentielle à la dynamique des services secrets, et pas seulement en ce siècle. Si vous allez dans une librairie consacrée à des publications ésotériques, vous verrez que chaque ouvrage répète (sur le Graal, le mystère de Rennes-le-Château, les Templiers ou les Rose-Croix) exactement ce qui était déjà écrit dans les ouvrages antérieurs. Et ce non seulement parce que l'auteur de textes occultes n'aime pas faire des recherches inédites (ni ne sait où chercher des nouvelles sur l'inexistant), mais parce que ceux qui se vouent à l'occultisme ne croient qu'à ce qu'ils savent déjà, et qui reconfirme ce qu'ils avaient déjà appris.
C'est le mécanisme du succès de Dan Brown. Idem pour les dossiers secrets. L'informateur est paresseux, et paresseux (ou d'esprit limité) le chef des services secrets (sinon il pourrait être, que sais-je, rédacteur à Libération), qui ne retient comme vrai que ce qu'il reconnaît. Les informations top secret sur Berlusconi que l'ambassade américaine de Rome envoyait au Département d'Etat étaient les mêmes que celles que Newsweek publiait la semaine d'avant.
Alors pourquoi les révélations sur ces dossiers ont-elles fait tant de bruit ? D'un côté, elles disent ce que toute personne cultivée sait déjà, à savoir que les ambassades, au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et depuis que les chefs d'Etats peuvent se téléphoner ou prendre un avion pour se rencontrer à dîner, ont perdu leur fonction diplomatique et, exception faite de quelques petits exercices de représentation, se sont transformées en centres d'espionnage. N'importe quel spectateur de polar sait très bien cela, et ce n'est que par hypocrisie que l'on fait semblant de l'ignorer.
Toutefois, le fait de le répéter publiquement viole le devoir d'hypocrisie, et sert à placer sous une mauvaise lumière la diplomatie américaine. En second lieu, l'idée qu'un hacker quelconque puisse capter les secrets les plus secrets du pays le plus puissant du monde porte un coup non négligeable au prestige du département d'Etat. Aussi le scandale ne met-il pas tant en crise les victimes que les "bourreaux".
Mais venons-en à la nature profonde de ce qui est arrivé. Jadis, au temps d'Orwell, on pouvait concevoir tout pouvoir comme un Big Brother qui contrôlait chaque geste de ses sujets. La prophétie orwellienne s'était complètement avérée depuis que, pouvant contrôler chaque mouvement grâce au téléphone, chaque transaction effectuée, l'hôtel visité, l'autoroute empruntée et ainsi de suite, le citoyen devenait la victime totale de l'oeil du pouvoir. Mais lorsque l'on démontre, comme çela arrive maintenant, que même les cryptes des secrets du pouvoir ne peuvent échapper au contrôle d'un hacker, le rapport de contrôle cesse d'être unidirectionnel et devient circulaire. Le pouvoir contrôle chaque citoyen, mais chaque citoyen, ou du moins le hacker - élu comme vengeur du citoyen -, peut connaître tous les secrets du pouvoir.
Comment un pouvoir qui n'a plus la possibilité de conserver ses propres secrets peut-il tenir ? Il est vrai, Georg Simmel le disait déjà, qu'un vrai secret est un secret vide (et secret vide ne pourra jamais être dévoilé) ; il est vrai, aussi, que tout savoir sur le caractère de Berlusconi ou de Merkel est effectivement un secret vide de secret, parce que relevant du domaine public ; mais révéler, comme l'a fait WikiLeaks, que les secrets de Hillary Clinton étaient des secrets vides signifie lui enlever tout pouvoir. WikiLeaks n'a fait aucun tort à Sarkozy ou à Merkel, mais en a fait un trop grand à Clinton et à Obama.
Quelles seront les conséquences de cette blessure infligée à un pouvoir très puissant ? Il est évident que dans le futur, les Etats ne pourront plus mettre en ligne aucune information réservée - cela reviendrait à la publier sur une affiche collée au coin de la rue. Mais il est tout aussi évident qu'avec les technologies actuelles, il est vain d'espérer pouvoir entretenir des rapports confidentiels par téléphone. Rien de plus facile que de découvrir si et quand un chef d'Etat s'est déplacé en avion et a contacté l'un de ses collègues. Comment pourront être entretenus dans le futur les rapports privés et réservés ?
Je sais bien que, pour l'instant, ma prévision relève de la science-fiction et est donc romanesque, mais je suis obligé d'imaginer des agents du gouvernement qui se déplacent de façon discrète dans des diligences aux itinéraires incontrôlables, en n'étant porteurs que de messages appris par coeur ou, tout au plus, en cachant les rares informations écrites dans le talon d'une chaussure. Les informations seront conservées en copie unique dans des tiroirs fermés à clef : au fond, la tentative d'espionnage du Watergate a eu moins de succès que WikiLeaks.
J'ai eu l'occasion d'écrire que la technologie avance maintenant en crabe, c'est-à-dire à reculons. Un siècle après que le télégraphe sans fil a révolutionné les communications, Internet a rétabli un télégraphe sur fils (téléphoniques). Les cassettes vidéo (analogiques) avaient permis aux chercheurs en cinéma d'explorer un film pas à pas, en allant en avant et en arrière et en en découvrant tous les secrets du montage, alors que maintenant les CD (numériques) ne permettent que de sauter de chapitre en chapitre, c'est-à-dire par macroportions. Avec les trains à grande vitesse, on va de Rome à Milan en trois heures, alors qu'en avion, et les déplacements qu'il inclut, il faut trois heures et demie. Il n'est donc pas extraordinaire que la politique et les techniques de communications en reviennent aux voitures à cheval.
Une dernière remarque. Autrefois, la presse essayait de comprendre ce qui se tramait dans le secret des ambassades. A présent, ce sont les ambassades qui demandent les informations confidentielles à la presse.