Ce qui cloche avec l’analyse de Tocqueville, c’est qu’elle part
du principe que l’individualisme ne suffit pas à garantir un attachement
durable à la liberté. L’individualisme porterait les germes de la
servitude. Ce qui est faux, voyons pourquoi.
« Le problème avec le libéralisme, c’est qu’il est socialement
inégalitaire. » Quel libéral n’a pas été confronté à ce lieu commun des
socialistes ? Rétorquer que la liberté engendre un nivellement vers le
haut des conditions, à défaut d’une égalité matérielle, est généralement
peu convaincant auprès d’un socialiste. En effet, c’est à ses yeux
l’individualisme, la poursuite des fins privées, qui fait que tout un
chacun se tourne naturellement vers l’État pour obtenir ce qu’il désire.
D’où l’appel au socialisme, et à la production de mêmes biens pour tout
le monde, en vue d’une satisfaction égale des intérêts. Processus qui
prend des formes diverses. Par exemple, une assurance sociale
généralisée pour garantir que chacun ait accès à des soins ou un effort
commun des contribuables pour financer la production par l’État de biens
matériels jugés d’utilité publique.
Pourquoi empêcher les gens de se tourner vers l’État, dit le
socialiste ? Pourquoi s’opposer à ce geste spontané ? Les libéraux les
plus courageux pourront tenter de démontrer que la liberté oblige les
individus à trouver un terrain d’entente, puisqu’aucun ne peut recourir à
la force pour faire prévaloir ses intérêts ; et donc, la société libre
est un jeu à somme positive, bénéfique pour chaque partenaire. Soit,
mais pourquoi les individus se tourneraient-ils spontanément vers un tel
modèle de société ? Pourquoi ne préféreraient-ils par le socialisme ?
Un socialiste peut aisément rester sur ses positions et persévérer dans
son argument que l’individualisme mène en soi au socialisme.
S’il est crucial de réfuter cet argument socialiste, c’est bien parce
que Tocqueville a su lui donner ses lettres de noblesse et l’asseoir,
malgré lui, dans la tradition antilibérale. Regardons-y de plus près.
Quoique libéral, Tocqueville considérait que la liberté était
inéluctablement menacée par l’individualisme qu’elle favorise, celui-ci
virant tôt ou tard à l’égalitarisme.
Rappelons que pour Tocqueville, le fait fondamental des sociétés
modernes est « l’égalité des conditions » ou égalité de droit, qui fait
que tout un chacun peut user de sa vie ou de ses biens comme il
l’entend, sans faire l’objet de la coercition d’autrui. En ce sens,
liberté et égalité sont originellement complémentaires, puisque
l’égalité de droit n’est que l’égale liberté de chacun. Mais l’individu
lambda aspire tôt ou tard à l’égalité matérielle, quitte à sacrifier sa
liberté au profit de la réalisation de ce projet.
La cause en est l’individualisme constitutif de la démocratie.
Celui-ci procède de l’égalité de droit, contre laquelle il finit
paradoxalement par se retourner. Les sociétés aristocratiques ne
connaissaient pas l’égalité de droit, ni non plus, par conséquent,
l’individualisme. Ce « sentiment réfléchi et paisible » pousse les
citoyens à poursuivre exclusivement leurs fins privées et à abandonner
jusqu’à l’idée d’un bien commun ou d’une fin collective, qui se
suffirait à lui-même. Ainsi se dissout le lien social, chaque citoyen
tendant à « s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à
l’écart avec sa famille et ses amis ».
Le problème est qu’à force de ne songer qu’à lui-même, le citoyen se
désintéresse de la liberté et lui préfère la servitude. En effet, pour
satisfaire ses fins privées au mieux, il préfère l’action de l’État
plutôt que la sienne ; il se décharge volontairement de ses
responsabilités individuelles au profit de l’État, lequel devient le
fournisseur de biens collectifs, que chacun est contraint de produire à
son échelle mais dont tous peuvent profiter, sans discrimination. Le
principal coupable, pour l’avènement d’une telle société, c’est bien
l’individualisme, sans lequel le désir de faire appel à l’État pour
satisfaire ses fins propres ne verrait le jour. En effet,
l’individualisme pousse le citoyen à ne plus aimer la liberté, car elle
constitue un bien collectif qui vaut pour lui-même, indépendamment des
fins privées auxquelles l’individualisme cantonne les individus. C’est
ainsi que l’individualisme se meut nécessairement en égalitarisme, les
citoyens estiment qu’ils sont en droit de se contraindre mutuellement à
produire des biens collectifs pour la satisfaction égale de chacun.
La liberté est un idéal qu’on recherche pour lui-même, non pour
satisfaire ses fins propres. À la différence des biens collectifs qui
sont produits dans un cadre socialiste. Certes, le citoyen peut aimer la
liberté pour autre chose qu’elle-même, en ce sens que soustrait à la
coercition d’autrui, il lui est déjà plus facile d’atteindre ses fins
propres ; mais cet attachement est nécessairement temporaire, il doit
céder la place tôt ou tard à une préférence pour l’État plutôt que pour
la liberté. Le remède au socialisme ou « despotisme doux », c’est
l’action citoyenne, la défense politique de la liberté comme un idéal
qui trouve en lui-même sa propre justification. Il faut renoncer au
strict individualisme, et le contrebalancer par l’amour désintéressé de
la liberté, si on veut empêcher l’avènement du socialisme.
Ce qui cloche avec l’analyse de Tocqueville, c’est qu’elle part du
principe que l’individualisme ne suffit pas à garantir un attachement
durable à la liberté. L’individualisme porterait les germes de la
servitude. Ce qui est faux, voyons pourquoi.
L’harmonie spontanée des intérêts fait qu’un individu peut pleinement
satisfaire ses fins propres en échangeant ou commerçant librement avec
d’autres individus, ce qui fait que fondamentalement, il n’a pas besoin
de les obliger à servir ses fins propres. Certes, il est malgré tout
tenté de le faire, car c’est un moyen aussi efficace, si ce n’est plus
parfois, que la coopération pacifique et volontaire pour obtenir ce
qu’il désire. Et ce, d’autant plus lorsque les inégalités sociales
engendrent son ressentiment. Toutefois, la nécessité de défendre la
liberté de chacun doit inéluctablement faire l’objet d’un consensus
auprès des individus.
En effet, tout un chacun, qu’il vive de son propre travail ou du vol
d’autrui, a besoin d’être assuré que sa liberté, sa vie et ses biens ne
seront pas l’objet d’actes coercitifs ; à cette condition, il peut agir
et poursuivre ses fins propres en toute sérénité. Mais la meilleure
assurance qu’un individu puisse avoir, pour la protection de sa liberté,
c’est bien que les autres s’engagent à ne jamais porter atteinte à sa
liberté, pourvu qu’il en fasse de même à leur égard. C’est ainsi que la
liberté doit nécessairement devenir une valeur collective
. Tocqueville
a tort de penser que si on préfère l’État à la liberté, ce serait du
fait que l’individualisme au nom duquel on aime la liberté conduit
nécessairement à lui préférer l’État. Bien au contraire, les avantages
sociaux d’un accord consensuel sur la nécessité de défendre
collectivement la liberté de chacun garantissent la pérennité d’un tel
accord ; ce n’est pas l’individualisme en lui-même qui mène à préférer
l’État à la liberté.
En fait, Tocqueville eût été bien plus pertinent, s’il avait cerné le
véritable coupable à l’origine de la passion égalitaire, à laquelle
l’individualisme en soi ne mène jamais. C’est bien plutôt sa perversion
par l’égalité démocratique qui est responsable d’une telle évolution.
L’égalité démocratique, que Tocqueville distingue rigoureusement de
« l’égalité des conditions », désigne l’égalité des citoyens face au
pouvoir de définir la loi. Dans la mesure où chacun peut essayer de
profiter du pouvoir coercitif de l’État, la tentation de spolier son
prochain, de profiter de sa propriété et de son travail est exacerbée.
Elle l’emporte sur l’attachement consensuel à la liberté. C’est ainsi
que se développe la passion égalitaire, qui veut que chaque citoyen
puisse être contraint par la majorité de participer à la production de
biens collectifs, dont tous pourront par la suite profiter, sans
discrimination.
La prochaine fois qu’on vous dira naïvement que la liberté est
nécessairement menacée par la passion fondamentale de l’égalité
(matérielle), qu’engendre l’individualisme, vous saurez quoi répondre :
la liberté favorise certes l’individualisme, lequel exclut par principe
toute passion égalitariste et fait de la liberté un bien commun dont il
assure la pérennité. Si votre interlocuteur est un petit malin qui
citera Tocqueville pour appuyer son propos, vous pourrez enfoncer le
clou : Tocqueville se trompe. Il est faux que ce soit l’individualisme
en lui-même qui mène à la passion égalitaire ; c’est, bien plutôt, dans
la mesure où l’individualisme est perverti par le pouvoir démocratique
de profiter pour tout un chacun du pouvoir coercitif de l’État, qu’il
peut avoir pareille évolution. On ne saurait reprocher à Tocqueville
d’avoir encouragé l’action citoyenne pour protéger les droits
individuels. Mais l’individualisme ne peut être rendu responsable de la
menace qui pèse sur eux. La démocratie est le seul coupable.