L’État grec se mue peu à peu en outil de prédation pure. Les
habitants d'Hydra pourraient être des précurseurs : entre les
institutions publiques et le commerce des entrepreneurs, les Grecs vont
être amenés à choisir assez vite leur moyen de survie.
De la petite île d'Hydra dans le golfe Saronique nous vient une
anecdote presque cocasse sur ces
Grecs-qui-refusent-de-payer-leurs-impôts. Pratiquement tout le monde a
vu passer la dépêche, aménagée ici ou là et reprise de confrère en confrère.
Les faits se déroulent actuellement à Hydra. Sur la
petite île de la Mer Égée, un restaurateur de bord de mer s’est
vertement opposé vendredi soir à un contrôle de la brigade de la haute
délinquance financière.
Interpellé et embastillé, le bistrotier est devenu le symbole d’un
ras-le-bol largement partagé. En soutien, un barrage a été élevé face au
poste de police. Pour interdire son transfert vers la capitale, le
trafic maritime a été bloqué. Les opposants ont même coupé l’eau et
l’électricité à la police.
Le site d'information
Contrepoints a donné une version
plus complète de l'événement:
[Nos] confrères français oublient de préciser les
conditions exactes de l'arrestation de ce restaurateur : il aurait fait
un malaise durant son arrestation (ce qui aurait obligé la police a
retarder son transfert à Athènes dans le cadre de la procédure), et dans
la foulée, comme la police et les inspecteurs du fisc souhaitaient
embarquer quelqu'un tout de même, le fils du restaurateur, simple
employé du restaurant, aurait été arrêté, conduit au poste menotté puis
finalement libéré. Ce sont ces deux événements, s'ajoutant apparemment à
bien d'autres ces dernières semaines, qui ont déclenché la colère des
habitants de l'île d'Hydra qui s'estiment persécutés.
Les informations dépassant la dépêche d'agence n'étaient pas si
difficiles à dénicher, puisqu'on les trouve dans la presse grecque.
Tout cet épisode pourrait servir comme illustration de
l'incompétence, du simplisme voire de la partialité de certains médias,
s'il en était besoin ; mais je crois qu'au-delà de son traitement
médiatique, une étape sérieuse vient d'être franchie sur Hydra.
Selon
Frédéric Bastiat,
l’État est la grande fiction au nom de laquelle tout le monde s'efforce de vivre aux dépens de tout le monde.
Une définition aussi iconoclaste fait hausser le sourcil de ceux qui la
découvrent ; irrité, chacun rappellera doctement que sans l’État il n'y
aurait ni routes ni ponts (ah bon ?), pas d'école (comme si celle-ci
n'était pas antérieure à celui-là de quelques siècles), pas d'hôpitaux
(encore une erreur) et ainsi de suite...
La longue litanie convenue sur
l’État-providence-indispensable-à-nos-vies a de multiples objectifs,
comme rappeler publiquement l'allégeance de l'orateur tenant ce discours
ou maintenir la cohésion sociale en répétant le
credo - car
c'est bien d'une prière dont il s'agit. Comme n'importe quelle croyance,
l'indispensabilité de l’État est un axiome. Elle doit être admise sans
démonstration. Que l'illusion se dissipe et tout peut arriver, comme sur
Hydra.
À y regarder de plus près, il n'y a pas grande différence sur l'île
entre le comportement de collecteurs d'impôts envoyés par Athènes et
ceux d'une mafia quelconque décidée à extorquer davantage au nom de Dieu
sait quel racket à la "protection". Dans les deux cas se succèdent
intimidation, justifications plus que douteuses, prise d'otage et
révolte compréhensible de la population devant des méthodes de gangster -
la seule différence étant le port de l'uniforme par les hommes de mains
de l’État grec.
Certes, on me rétorquera qu'à la différence d'une mafia, les
collecteurs d'impôts du gouvernement sont "légitimes", qualificatif
magique qui devrait suffire à faire taire toute protestation. Pourtant,
l'argumentation n'a pas fait mouche auprès des habitants d'Hydra, loin
s'en faut.
D'où les agents de l’État grec tirent-ils leur "légitimité" ? De la
démocratie ? Non seulement l'hypothèse est saugrenue - aucun système
honorable n'octroie à 50,1% des électeurs un pouvoir absolu sur toute
une population - mais elle devient carrément grotesque dès lors qu'on
examine l'histoire récente des gouvernements grecs, depuis la démission
forcée du premier ministre Georges Papandréou en 2011 (débarqué sous
pression européenne pour avoir justement voulu soumettre les mesures de
rigueur à un référendum, ce qui ne manque pas de sel...) jusqu'aux
élections faites et refaites en 2012. À moins qu'on ne jette un œil au
système politique grec et à ses 50 sièges-bonus à l'Assemblée, réservés
au vainqueur. Et c'est de ces institutions bancales et de cette
tragi-comédie élective que jaillit une légitimité devant laquelle chacun
devrait s'incliner ? Allons donc !
Mais les discussions de salon sur le ridicule achevé de l’État grec
et le comportement de ses serviteurs ne sont, hélas, qu'une partie du
problème. Le reste est plus sérieux.
La Grèce traverse une récession depuis cinq ans. Le taux de chômage
atteint 23%. Qui va sortir la Grèce de la misère, créer de la richesse,
générer des emplois ? Au vu des ressources dont dispose le pays, je
dirais, typiquement, le secteur du tourisme - y compris des
restaurateurs comme celui qui vient de se faire expulser
manu militari de son commerce.
Les contrôleurs du fisc lui reprochaient de ne pas fournir de reçus à
ses clients, un cas classique d'évasion fiscale. Mais de quelle marge
de manœuvre disposait-il en réalité, lorsque l'obéissance à la
frénésie de prélèvements
de l’État grec l'aurait poussé à la faillite ? Face à des exigences
insolubles, la fraude n'est pas une solution de facilité, mais de
survie. De fait, le
travail au noir
se répand dans la société grecque. Endémique autrefois, il semble
aujourd'hui indispensable. Même les fonctionnaires de l’État en charge
de le combattre se laissent corrompre plutôt que de l'endiguer.
Menée par une classe politique incapable de couper dans les dépenses, la Grèce s'est enfoncée pour de bon dans la
terra incognita de l'extrémité droite de la
Courbe de Laffer.
En d'autres termes, elle applique aujourd'hui l'adage selon lequel
"trop d'impôts tue l'impôt" avec un acharnement qui force le respect.
Sans revendications, sans idéologie, sans arrière-pensées, les
habitants d'Hydra se sont retrouvés dans le rôle étrange de guérilleros
de la libre-entreprise - défendant un entrepreneur local contre un
pouvoir central distant et peu légitime, à l'utilité discutable,
lui-même ne se manifestant que dans une démonstration de force pour
exiger son dû. La fronde qui a agité l'île n'a pas donné lieu à des
débats politiques échevelés ; c'était simplement l'occasion pour les
habitants de secourir l'un des leurs, un homme dont l'activité ne
nuisait visiblement à personne et dont l'incarcération tumultueuse a
semblé profondément injuste.
D'une certaine façon, les habitants d'Hydra pourraient être des précurseurs. L'activité économique grecque
continue de s'enfoncer
: 68% de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté. Alors que
son appétit fiscal ne connaît plus de limites et que l'économie
souterraine sera bientôt la seule à fonctionner encore, l’État grec se
mue peu à peu en outil de prédation pure. Les masques tomberont alors ;
l’État ne sera plus la grande illusion astucieusement dévoilée par
Frédéric Bastiat, mais simplement un parasitisme répressif de la plus
grande violence, auto-justifié par un vernis démocratique fort mince.
Avec la loi pour lui, l’État se défend bien, et gageons qu'il
emploiera ses dernières forces à stériliser les îlots de richesse encore
à sa portée sous couvert de recouvrements fiscaux. Mais quand tous les
entrepreneurs, tenanciers de petits commerces et autres dirigeants de
PME auront fui, mis la clef sous la porte ou disparu d'une façon ou
d'une autre, que fera-t-on alors ?
D'ici peu de temps - si ce n'est déjà le cas aujourd'hui - simplement
parce qu'ils survivent sans tout sacrifier à un État dévorant,
tous les Grecs seront coupables d'évasion fiscale, de travail au noir, de fraude et
tutti quanti.
L’État n'aura qu'à ouvrir l'annuaire pour piocher par milliers des
"criminels fiscaux" à jeter en prison. Peut-il les enfermer tous ? Mais
qu'en fera-t-il ? S'emparer de leur patrimoine et les punir durement
selon de belles lois fiscales votées à l'unanimité ne ressuscitera pas
la prospérité pour autant. Quant aux prisonniers de droit commun, le
gouvernement d'Athènes n'a
même plus de quoi les nourrir aujourd'hui.
La création de richesse ne se décrète pas.
Les spasmes préalables à l'effondrement d'un État-providence sont les
plus brutaux. Entre les institutions publiques et le commerce des
entrepreneurs, les Grecs vont être amenés à choisir assez vite leur
moyen de survie. N'en déplaise à tous ceux qui vouent un culte à l’État,
il est probable, comme dans le cas d'Hydra, que les Grecs préfèrent
leur gagne-pain à leur percepteur.