Jacques Bichot : Le développement progressif du chômage de longue durée, qui s'est particulièrement intensifié pendant l'après-crise (la durée moyenne d'inscription à Pôle emploi ayant grimpé de plus de 100 jours en quatre ans jusqu'à frôler 500 jours en juillet 2013) est évident. Il s'agit là d'un phénomène hautement incapacitant pour les individus qui y sont confrontés, ces derniers étant évidemment de moins en moins susceptibles de retourner sur le marché du travail au fil des mois. S'il n'est généralement pas particulièrement handicapant sur le plan social d'être confronté à des périodes d'inactivités de 3/4 mois, on note une véritable barrière à partir de 9/12 mois. A ce stade, ce n'est plus seulement le chômeur mais une grande partie de son entourage (famille, amis…) qui commence à verser dans la commisération, ce qui finit par marginaliser de plus en plus le principal intéressé. Le département de la Santé britannique a ainsi produit récemment une étude soulignant l'impact insécurisant que peut avoir l'inactivité d'un père de famille sur la psychologie de ses enfants, et ce même plusieurs années après qu'il ait retrouvé un emploi. Est ainsi crée un climat insécurisant qui peut entraîner des échecs scolaires, des difficultés caractérielles qui auront clairement des conséquences sur ces futurs adultes. Par ailleurs, on sait bien que le chômage est un facteur qui joue beaucoup sur les ruptures conjugales (expérimentées par 43,5% des hommes au chômage depuis 2 ans, contre 18,9% pour ceux qui étaient actifs d'après une enquête du sociologue Serge Paugam, NDLR).
On peut aussi évoquer le lien entre hausse du chômage et de la délinquance même s'il est toujours difficile d'affirmer qu'il existe statistiquement une corrélation nette et directe entre ces deux phénomènes. Il est toutefois possible d'affirmer que les résultats obtenus par des chercheurs comme Michel Lagrave (qui avait démontré qu'une hausse d'1 million de chômeurs sur cinq ans générait 14 000 condamnations pénales supplémentaires) ne sont pas des plus ahurissants. Cette propension à la délinquance est évidemment plus forte pour des chômeurs de longue durée (2 ans et plus) qui bénéficient d'un régime bien moins avantageux pour subsister au quotidien.Il ne faudrait pas pour autant penser que la responsabilité pleine et entière de la délinquance est à rejeter sur la pauvreté, sans quoi la "délinquance en col blanc" ne devrait en toute logique ne pas exister...
Un dérèglement du système éducatif
François Dubet : S'il n'existe, à ma connaissance, aucune enquête traitant spécifiquement du coût du chômage sur le bon fonctionnement du système éducatif, on peut faire quelques hypothèses vraisemblables.Le chômage de masse peut accentuer la compétition scolaire en faveur des formations perçues comme les plus utiles et les plus efficaces, c’est-à-dire les formations les plus sélectives. Le choix des étudiants indique clairement la hiérarchie des formations en fonction de leur proximité réelle ou supposée avec certains marchés du travail. Beaucoup de formations font leur publicité sur cette dimension.
Le chômage a de plus accru la peur de l’échec scolaire. Il s’agit d’abord de se préserver de l’échec scolaire qui induit une quasi-condamnation au chômage et à la précarité. En ce sens, le chômage en développé un climat scolaire anxiogène parce que l’échec scolaire condamne à un échec social.Autre conséquence, dans les milieux sociaux où le chômage et l’échec scolaire sont importants, il n’est pas exclu que l’on observe une perte de confiance dans les études puisque on serait condamné à l’échec et au chômage. C’est là que le chômage de masse peut devenir une dimension de la culture sociale et les élèves ne croient plus dans l’école.
Enfin, il y a un effet mécanique du chômage de masse que l’on peut définir ainsi. D’un côté, les diplômes sont indispensables pour de protéger du chômage. D’un autre côté il peut y avoir une dévaluation relative de certains diplômes peu spécialisés ce qui conduit à allonger les études pour acquérir des biens sociaux qui "coûtent" de plus en plus cher en termes de diplômes afin de ne pas être déclassé. Au bout du compte,le rôle joué par la peur affecte profondément le rapport aux études : recherche des utilités escomptées aux dépens de l’intérêt intellectuel et personnel pour les études. Du côté de l’offre, on peut craindre que ne se développe un marché des diplômes, des écoles et des dispositifs reposant sur des promesses d’accès à l’emploi des plus incertaines. Faute de contrôle de ces formations souvent privées et parfois publiques, se créerait ainsi un "marché de l’angoisse".
David Bourguignon : Nous avions mené il y a maintenant sept ans une étude* sur les différentes visions du monde du travail, la recherche portant notamment sur les étudiants. On constatait ainsi que la "vision fermée" du monde du travail se retrouvait dans un nombre significatif de cas, un fait qui semblait démontrer une baisse de l’appétence pour les études à une époque où la probabilité d'être employé apparaît de moins en moins évidente, même avec un diplôme de haut niveau. Parallèlement la vision "ouverte" qui consiste à voir le travail comme un lieu stimulant et facilement accessible était moins présente, alors que c'est le développement de cette dernière qui a plutôt tendance à favoriser l'insertion professionnelle.
* Bourguignon, D., & Herman, G. (2007). Quand le monde du travail est perçu comme ouvert ou fermé. In. G. Herman (Ed), Travail, chômage et stigmatisation : Une analyse psychosociale (pp. 177-213). Bruxelles, Belgique: De Boeck.
Un impact physique et mental sur notre santé
David Bourguignon : La communauté scientifique a longtemps hésité entre deux grandes hypothèses sur le rapport entre chômage et problèmes de santé. La première, baptisée "hypothèse de sélection", théorisait l'idée que ceux qui étaient marginalisés par le monde du travail étaient généralement les moins aptes, voire les plus déficients sur le plan psychologique, ce qui expliquerait leur incapacité à retrouver du travail. On pourrait la qualifier d'approche "darwinienne". La seconde, que l'on appelle "l'hypothèse d'exposition" pense à l'inverse que c'est la perte d'emploi qui serait destructive tant sur le plan du bien-être psychologique et psychique que sur celui de la santé physique. Deux grandes séries de recherches menées dans les années 2000 ont permis toutefois de trancher entre ces deux contradictions : tout d'abord en 2005, une "méta-analyse" (ici une compilation de 110 études) penchait clairement pour "l'hypothèse d'exposition" en relatant l'apparition plusieurs fois constatée de troubles divers en aval de la perte d'emploi (faible estime de soi, humeurs négatives, penchant pour l'alcoolisme et la toxicomanie, voire mortalité dans les cas les plus extrêmes). Ces travaux ont été renforcés en 2009 par une autre méta-analyse portant cette fois sur plus de 300 études, et qui relevait là encore une hausse de la probabilité d'un déficit de santé mentale pour les personnes frappées depuis un certain temps (9 à 12 mois) par le chômage. Cette même méta-analyse avait par ailleurs cherché à trouver d'autres potentielles causes explicatives à la hausse de la mortalité notée chez les chômeurs étudiés, concluant qu'il n'existait effectivement pas d'autre biais clairement envisageables.
Il est du reste nécessaire d'analyser les conséquences du chômage en regardant par effet de comparaison ce que le travail apporte au bien-être d'un individu : au-delà du salaire, l'emploi offre un but, une direction de vie, un lien de sociabilité, une autosatisfaction mais aussi et surtout une identité dans l'échelle sociale. A l'inverse le chômage détruit toutes ces valeurs positives et pousse les individus concernés à l'autodépréciation : les travaux que nous avons menés ont ainsi démontré que sur des tests basiques (test de lecture en l'occurrence) un chômeur sera bien moins performant si on lui a fait savoir que l'on est au fait de son statut. On voit bien ici la paralysie provoquée par une "barrière psychologique", en particulier pour les chômeurs de longue durée.
De plus, on sait que le chômage est un facteur multiplicatif de la probabilité de chute dans la dépression, fait qui multiplie par extension le taux de suicide sur ces populations (Le sociologue Louis Chauvel avait ainsi démontré qu'une augmentation de 3% du taux de chômage pouvait générer une hausse des suicides de 4,4%, NDLR). Un autre fait inquiétant, qui validerait une partie de l'hypothèse de sélection", est l'effet "boule de neige" qui touche les cas dépressifs, ces derniers devenant logiquement de moins en moins aptes à retrouver un emploi au fur et à mesure que leur état mental s'aggrave.
Maxime Tandonnet : Il ne faut pas perdre de vue que l’augmentation du chômage et son maintien à un niveau élevé remontent au milieu des années 1970 et plus particulièrement à la grande crise économique de 1974 déclenchée par le quadruplement du prix du pétrole mais dont les causes étaient évidemment profondes et durables. Les deux millions ont été atteints en 1980, puis les trois millions dix ans plus tard. Aujourd’hui, nous sommes à 3,3 millions sachant que ce chiffre est un indicateur de fiabilité limitée, la réalité de l’exclusion du monde de l’emploi étant plutôt de 5 millions. Après trente années de forte croissance et de plein emploi de 1945 à 1974, dites les Trente Glorieuses, aujourd’hui convient-il de parler des Quarante Honteuses… Le chômage est la pire des inégalités et des facteurs de désintégration sociale puisqu’il frappe surtout les jeunes de moins 25 ans et les prive de l’accès à une vie sociale stable et indépendante. Or, depuis 1974, tous les présidents, gouvernements et majorités successifs placent au premier rang de leur priorité le retour au plein emploi et tous échouent les uns après les autres.
Songeons que 7 alternances politiques sont intervenues depuis 1981, et chaque fois, les espoirs suscités, les promesses annoncées, ont été déçus. D’où l’effondrement continu de la confiance dans la politique, la montée de l’abstention, le déclin continu, sur 40 ans, de la cote de popularité des dirigeants, notamment du chef de l’Etat, sauf en période de cohabitation où il est de facto leader de l’opposition. Même si la situation de l’emploi n’est pas la seule cause de ce phénomène, il n’est donc pas illogique qu’une partie de l’électorat soit tenté par le vote FN, c’est-à-dire historiquement un parti de pure opposition, qui s’est marginalisé par ses prises de position et a donc échappé pendant 40 ans aux alternances successives et à l’exercice des responsabilités. A l’évidence, plus qu’un vote idéologique ou de sympathie, c’est en partie un vote de désespoir et de protestation, proche dans sa logique de l’abstention et qui ne recouvre pas, pour une partie des personnes qui font ce choix, l’espérance d’une amélioration des choses. Il y a sans doute dans la poussée du vote fn une part de pure sanction des majorités gouvernementales successives.
Un poids pour la protection sociale
Philippe Crevel : En termes de croissance tout d'abord, si l'on prend en compte la définition "large" (incluant les personnes à temps partiel à la recherche d'un emploi),on considère que si la France avait un taux d'emploi similaire à plusieurs de nos voisins européens (69% pour la Finlande, 70,1 pour le Royaume-Uni contre 63.9 pour l'Hexagone en 2012) notre PIB serait de 200 à 300 milliards d'euros supérieur à ce qu'il est actuellement (2066 milliards d'euros courant en 2013). On pourrait ainsi dire, en théorie s'entend, qu'une grande partie du déficit de nos régimes sociaux seraient couverts si nous avions un taux d'emploi proche de celui de l'Allemagne (72.8 en 2012) actuellement, ce dernier pays n'ayant pas de problèmes majeurs de financement de sa protection sociale aujourd'hui.
Nous aurions par ailleurs, toujours dans l'optique où notre taux d'emploi équivalait à celui d'outre-Rhin, un régime de retraite qui serait proche de l'équilibre en lieu et place des 6 milliards de déficit pour le régime général et le Fonds de solidarité vieillesse en 2013.