Cela fait maintenant une bonne semaine qu'un groupe d'entrepreneurs, excédés de se faire tondre par l’État, a décidé de monter un groupe sur Facebook
et de faire connaître son ras-le-bol. Et en l'espace de ces sept jours,
il s'est passé suffisamment de choses pour que la presse aborde le
sujet. À voir comment elle l'a fait, quelques remarques s'imposent.
Dès l'apparition du mouvement, c'est surtout l'étonnement qui a
balayé les rédactions. Là où les seins nus de princesses people ou les
soupçons de trucage de matchs ont été immédiatement relayés à grands
renforts de Unes plus ou moins tapageuses, le mouvement viral des
pigeons aura dû attendre plusieurs jours pour déclencher des analyses
journalistiques et de petits éditoriaux serrés comme des cafés de
rédaction fiévreuse. Une exception notable fut celle du Monde
qui aura réagi en fin de journée du lundi, au moment où la page
Facebook des Pigeons Entrepreneurs enregistrait déjà plusieurs milliers
de sympathisants.
On peut louer, ici, la saine prise de distance avec ce qui n'aurait
pu être, après tout, qu'un feu de paille rapide et aussi vite fini que
commencé. Mais lorsque les premiers articles parurent, cet a priori
bienveillant s'est évaporé : dès qu'il s'est agit d'analyser vraiment le
mouvement, très majoritairement, la presse se sera empressée de le
présenter comme un épiphénomène intriguant, très certainement curieux,
et, selon toute vraisemblance et après des enquêtes journalistiques
super-pointues, pilotées par des gens dont l'obédience de droite ne
laissait aucun doute et plongeait immédiatement l'ensemble des
revendications dans un bain de suspicion forcément légitime.
Le traitement de l'affaire par les médias est fort révélateur,
finalement, de la façon dont les journalistes et la presse française
fonctionnent.
Dès qu'il s'agit de relayer les mouvements syndicaux, présentés
systématiquement comme les combats de faibles et de petits contre un
patronat de forts et de puissants, les articles et les unes se
bousculent. Dès qu'il faut soutenir par un fort relais médiatique des
manifestations pas du tout spontanées, là encore, la presse fait jouer à
plein son levier de quatrième pouvoir. Lorsqu'une grogne monte depuis
la rue, elle est là, frémissante, prête à tout dire, tout transmettre
pour que le citoyen soit bien au courant de tous les enjeux et qu'enfin,
les politiciens prennent la mesure des revendications, quoi, bon, zut à
la fin !
Mais dès qu'il s'agit d'une jacquerie d'entrepreneurs, ces gueux de
patrons, le relais se fait circonspect. On mesure chaque mot, on vérifie
bien qu'il ne s'agit pas d'une opération purement politique préparée de
longue date. Et peu importe que l'aspect parfaitement amateur et
improvisé du mouvement des Pigeons transpire depuis la page Facebook
jusqu'aux messages parfois contre-productifs qu'ils emploient. Peu
importe que l'historique lui-même montre de façon limpide l'aspect particulièrement impulsif et presque irréfléchi de l'ensemble de l'opération.
Malgré ces éléments évidents, les premiers articles qui paraissent
insistent aussi lourdement que possible sur l'évident fricotage des
Pigeons avec la droite UMP, voire (horreur) les Libéraux ! La
gauchosphère rentre en émoi, se déchaîne en cherchant d'obscures
machinations et coupables aux consonances juives : comment, un mouvement
spontané qui échapperait au schéma traditionnel ? Impossible ! Il ne
peut s'agir que d'un coup de ces abominables gens de droite, des
rétrogrades capitalistes et autres exploiteurs d'enfants communistes !
Et même lorsqu'il s'agit de relater l'historique (en repompant un peu de l'article de Kaplan,
qui sait ?), on ne peut s'empêcher de glisser quelques lignes sur
l'évidente récupération du mouvement par cette frange de la population
qui sent du bec (honteuse, je vous le dis, honteuse, c'est un scandale
ma bonne dame, des gens de droite, oui, des gens de droite, oh ! Mais
dans quel monde vivons-nous ?!)
Oui, la stupeur passée, la résistance s'organise d'une presse
soudainement toute acquise à bien noter toutes les erreurs de
communication et les exagérations portées dans les messages des Pigeons.
Ce travail journalistique est d'autant plus étonnant que pour une
"étude" sur les OGM, remplie d'erreurs de méthodes
et à la conclusion aussi ridicule que péremptoire, cette même presse
aura oublié en 8 microsecondes toute éthique et tout travail de fond, et
aura bruyamment fait Unes sur Unes ; pour une autre étude
montrant que les malades soi-disant électrosensibles ne sont pas
capables de déterminer si les antennes sont ou non en fonctionnement,
là, a contrario, la presse n'aura à peu près rien relayé du tout. Pour
un mouvement spontané qui fédère plusieurs dizaines de milliers de
personnes, en revanche, là, on regarde bien si, par hasard, il n'y
aurait pas un Copé, un Fillon ou n'importe quel type de droite qui se
cacherait en coulisse.
Que voulez-vous, il y a manifestement des sujets qui titillent l'esprit journalistique plus que d'autres. Par exemple, si Arrêt Sur Image
a tenté de comprendre les ressorts médiatiques derrière l'affaire
Séralini et ses rats déformés, la même équipe aura ainsi rendu "gratuit"
son précieux article
d'analyse car déclaré "d'intérêt public", avec sa pédagogie vigilante
et son ton partisan voire vindicatif. Même un journal comme La Croix,
classable à droite au siècle précédent, n'hésite pas à voir dans les
récriminations des Pigeons une posture choquante puisqu'après tout, ces
entrepreneurs doivent beaucoup à la communauté (et doivent donc
s'épuiser et se faire tondre sans couiner, merci) : c'est ça, la
nouvelle charité catholique, et elle est tendrement proche de l’État.
Quant à Libération, qui a depuis longtemps abandonné toute
prétention à la neutralité journalistique, il accumule perles sur perles
et Unes criardes sur enquêtes orientées. Il n'y a plus besoin d'autre
chose qu'une image pour comprendre que la rédaction est tombée, sans
désirer se relever, dans le gouffre d'une pensée partisane si
caricaturale que le nom de Demorand sera maintenant synonyme de Tartufe.
On ne peut qu'être amusé à la lecture de
l'éditorial de cette fine équipe qui déclare, sobrement, que
"L’ennemi n’est pas le risque, ni même l’argent du risque, mais la rente et ses prébendes." Lorsqu'on sait que sans la rente des subventions, sans les prébendes accordées aux journalistes,
Libération n'existerait plus depuis plusieurs années, on ne peut que pouffer.
Et ne croyez pas qu'après cette Une grotesque,
Libération
aura apporté quelque modération à sa charge anti-pigeons puisqu'elle
aura aussi poussé le ridicule jusqu'à faire paraître dans ses colonnes
un article de commande
à un septuplet de patrons qui se déclarent eux-mêmes en faveur de la
nouvelle pluie de taxes et d'impôts. L'analyse du texte et de la
position réelle de ces audacieux "entrepreneurs", tous amoureusement
acoquinés avec l’État, de près ou de loin, est
réalisée par Stéphane Montabert et donne les clés qui permettent de comprendre cette position aussi étrange que partisane de la presse française.
Car si la liberté d'expression doit être défendue, si la démocratie
suppose que le peuple, tout le peuple, puisse avoir son mot à dire, il y
a des mots qui choquent la presse.
Ces mots, ce sont ceux qui réclament la baisse des impôts, la fin d'un État aussi omniprésent qu'omni-impotent.
Que cette presse, comme
Le Monde ou
Libération,
pour n'en citer que les allusions les plus grossières, insiste sur une
imaginaire récupération de la part des libéraux du mouvements des
pigeons est parfaitement symptomatique de cette peur panique qu'elle
développe à l'idée que la source de ses subventions puisse se tarir :
des pigeons qui se révoltent, c'est impensable parce que c'est, de fil
en aiguille, des salariés qui demanderont des comptes à l’État et aux
myriades d'organismes sociaux pour ce qui leur est prélevé, ce sont des
contribuables qui réclameront des explications sur les sommes dilapidées
dans des institutions et opérations aussi nombreuses qu'inutiles.
En tant que presse, devenue d’État de facto lorsqu'on voit comment
elle gagne sa croûte, laisser le mouvement s'installer, pire, l'aider en
ne lui attribuant pas tous les sobriquets possibles et tous les
ornements d'un poujadisme méprisable, c'est risquer de voir les
politiciens acculés à prendre la mesure des coupes budgétaires à faire
pour relever le pays. Et
dans ces coupes, la presse sera aux premières loges
: elle n'est plus guère écrite (ou avec si peu de talent), elle n'est
plus lue, elle n'est plus que grassement payée. Si elle n'avait pas son
évident pouvoir de manipulation, elle ne serait qu'un coût, un passif de
plus dans les colonnes comptables de l’État. En période de disette, ce
n'est pas confortable.
Si l'on ajoute que le mouvement des Pigeons a pris entièrement naissance sur internet, et
devient, de fait, la première cyber-jacquerie française,
que ce mouvement s'est donc totalement passé du pouvoir de la presse
(montée contre lui) et a pourtant réuni près de 60.000 sympathisants, on
comprend que non seulement la presse ne veut pas entendre parler des
revendications de ces Pigeons, mais qu'elle a ici une mesure précise de
sa propre inutilité.