Tous les droits que nous inventons, qui nous semblent être la concrétisation de nos civilisations modernes, ne sont rien d’autres que des privilèges, non des droits, qui nous viennent du plus primitif fond des âges.
S’il est bien une chose qui poursuit la civilisation humaine depuis son berceau, c’est bien le spectre du statut privilégié. Qu’il soit bien établi entre nous cette distinction : un privilège est obligatoirement issu de la force brute, il n’existe aucun privilège réel qui soit originaire d’un accord mutuellement consenti. Un privilège est, au même titre que le serait le statut de Roi de France, irrévocable, indisponible et transmissible indéfiniment. S’il perd ces caractéristiques, il ne s’agit plus d’un privilège.
Du prétendu privilège de l’argent
Je vais commencer par un sophisme, souvent entendu à notre époque, probablement parce qu’il est plus facile à accepter que la vérité et qu’il caresse nos sentiments envieux : l’argent est un privilège ou conduit à des privilèges.
L’argent, de même que l’accumulation de n’importe quelle ressource matérielle, ne saurait constituer un privilège en lui-même. Honnêtement acquis, l’argent n’assure aucune situation privilégiée. J’entends par honnêtement acquis : qui ne l’ait été par l’action de la force ou de la tromperie, c’est à dire par le vol, l’impôt ou l’escroquerie, quelle que puisse être la grandeur des raisons qui les excuseraient.
L’argent est une énergie, une information brute qui peut ou pas avoir de signification. Mais comme toute énergie, laissée sans activité ou utilisée sans intelligence, elle se dissout inévitablement, se répartissant d’elle-même jusqu’à avoir été équitablement distribuée entre tous, naturellement. L’argent se consume, comme toute information, à un moment donné. La richesse qu’il caractérise en tant qu’information finit par disparaître. Cet état peut-être défini comme une forme d’entropie : un système financier, comme un quelconque système cybernétique, ne peut jamais retrouver un état précédent à l’identique, au sens que celui-ci n’existe qu’une seule fois.
Cette réalité fait de l’argent une information éphémère. La richesse, que caractérise l’argent, doit être continuellement produite et stockée pour lui donner une valeur. On dit alors qu’une société est en croissance lorsqu’elle accumule plus d’énergie qu’elle n’en consomme, l’information argent ne sert qu’à déterminer à quel point nous disposons d’énergie d’avance, pour les projets les plus onéreux en puissance. Mais dans la réalité, chaque jour l’humanité consomme la quasi-intégralité des ressources en circulation à sa disposition. Une croissance d’information n’est jamais indéfiniment accumulative, à un moment donné du futur, l’énergie stockée sera utilisée quelque part, sous peine de se dissoudre avec le temps.
La définition ayant été donnée, il est temps désormais d’en venir à la raison : l’argent ne peut pas donner de privilèges, puisqu’il n’est pas un pouvoir. L’argent est une information, qui détermine une propriété privée sur une quantité d’énergie donnée ; cette énergie est déjà entre les mains de son propriétaire, seule sa forme variera selon l’usage qu’il en sera fait. En aucun cas les ressources financières ne garantissent quoi que ce soit. Disposer de ressources financières assure de disposer d’une propriété sur une quantité donnée de matière, puisque les ressources financières donnent les moyens de lever une quantité déterminée d’énergie humaine et d’esprit humain. À l’exclusive condition qu’il se trouve quelqu’un qui accepte de fournir ces éléments.
Si vous êtes multimillionnaire demain, vous ne pourrez pas lever plus d’énergie que vous n’en possédez réellement. Si vous agissez inconsciemment, vous pouvez tout perdre. Si vous cessez de produire la richesse qui vous permet de disposer de cette information vitale, alors vous épuisez le capital que vous avez accumulé jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus rien, ce processus peut-être plus ou moins long, mais il arrivera inévitablement.
En cela, l’argent est disponible (il peut être mis à la disposition de quiconque parvient à créer de la richesse, ce qui lui retire son exclusivité), il est révocable (vous pouvez tout perdre, sans qu’autrui ne soit obligatoirement en jeu), il est transmissible mais pas indéfiniment (vous pouvez transmettre votre richesse, mais celle-ci finira invariablement par se dissoudre, d’autant plus vite si votre héritier est insuffisamment compétent).
En cela l’argent n’est pas en lui-même un privilège donné. Par contre, un privilège peut donner droit à une quantité d’argent donnée, c’est parce que ce cas de figure arrive le plus souvent que ce sophisme est aujourd’hui si répandu. Mais il nous importe de bien comprendre le mal qui ronge notre monde, pour pouvoir le combattre. L’ennemi n’est pas l’argent, en tant qu’information, mais le privilège de la force qui donne à d’autres le pouvoir de contrôler cette information, comme tant d’autres.
Le « droit à » est un privilège déguisé
À notre époque et après une dizaine de millénaires de civilisation, le poison du privilège n’a pas encore été vaincu. Si l’espoir a longtemps existé après la fin de la révolution française, il est aujourd’hui totalement anéanti, puisqu’être privilégié est la seule et unique préoccupation des occidentaux ainsi que de nombreux orientaux. Tous ces droits que nous inventons, qui nous semblent être la concrétisation de nos civilisations modernes, ne sont rien d’autres que des privilèges, non des droits, qui nous viennent du plus primitif fond des âges.
Le droit au logement, n’est pas le droit de disposer d’un logement, qui est sous entendu dans le droit de propriété ; mais le privilège de s’en voir assigné un ou d’être le seul à pouvoir en disposer. Le droit à un revenu minimumn’est pas un droit, qui est aussi sous-entendu dans le droit de propriété ou même dans la plus élémentaire charité fraternelle, mais le privilège d’être doté d’une rente inconditionnelle. Pourtant, la question reste : qui nous dote de toutes ces choses, sinon le pouvoir armé offert par l’État ?
Sous l’ancien régime, le noble disposait d’un droit sur la terre de ses sujets, un privilège qui lui était garanti par la force armée. Les privilèges sont hiérarchisables, certains sont plus enviables que d’autres, mais tous divisent la société en classes. Si bien que ne disposer d’aucuns privilèges n’assure en fait que le statut de Paria. Tous les privilèges sont transmissibles indéfiniment, je peux faire jouir de mes privilèges qui il me chante, tant que cela m’est permis ; certains m’autorisent même à en faire héritage.
Il en est de même de nos « droits à » la sécurité sociale, au logement, à ceci ou à cela. Un privilège est indisponible : il n’est jamais mis à disposition, il ne peut qu’être légué, cédé ou décrété. Quels que soient les efforts que je déploierai, si celui qui dispose d’un privilège ne veut pas me le céder, tout mon mérite et toute ma force ne suffiront pas à l’obtenir. Seul le privilégié le peut : un droit au logement n’est que concédé, il ne peut être obtenu par mérite ; ainsi, il peut être refusé. Le privilège divise la société entre ceux qui ont les privilèges et ceux qui ne les ont pas.
Un privilège est irrévocable, non pas au sens qu’il ne peut être repris, mais qu’il ne peut être détruit par son utilisateur. Si un gouvernement quelconque cède le droit à disposer de telle somme d’argent, le dépenser ne change pas le fait que ce privilège continuera d’exister, d’être transmissible à d’autres bénéficiaires. Ce que chacun fait de son privilège n’a pas le moindre impact sur l’existence de celui-ci en tant que tel : un privilège est irrévocable, sauf par la force du pouvoir consenti par un individu à une autorité, contre une promesse de partage.
Ainsi, deux siècles après la fin de la révolution française, nous voilà tous de retour dans la course aux privilèges. Qu’ils nous garantissent logement, travail, visa, nourriture ou éducation ; tous sont des privilèges, tous peuvent nous êtres retirés selon le bon vouloir d’une autorité armée par le plus grand nombre de ces mêmes bénéficiaires. Finalement, que cette autorité soit élue, nommée ou héréditaire ne change malheureusement rien à ce fait.
Les privilèges comme pouvoir politique
Depuis les premières Cités-États qui bordèrent la méditerranée, tout ne fut qu’une histoire de privilèges acquis ou forgés par les circonstances. Les premières républiques, la démocratie athénienne ou les royaumes antiques ne furent que des institutionnalisations de privilèges qu’il fallait bien s’assurer d’organiser. Afin que deux privilégiés ne se heurtent pas dans un combat sanglant qui embraserait immédiatement tout le système.
La république Romaine fut une république de privilèges, entre les Patriciens et les Plébéiens. Les citoyens Athéniens étaient tous des hommes libres, qui disposaient de privilèges sur le fait de posséder des armes, des terres et des esclaves ; que le gouvernement fût démocratique n’empêcha nullement à ces privilèges de perdurer. Par bien des aspects, la démocratie est le système politique qui est le plus favorable aux situations privilégiées.
La raison en est évidente, pour qui observe attentivement : un privilège est transmissible, peu importe par quelle manière. L’élection est un moyen comme un autre de transmettre un privilège. Or, un privilège est un pouvoir politique immense : si je dispose d’un droit exclusif garanti par la communauté à quelque chose, je peux utiliser ce droit pour obtenir des faveurs de ceux qui ont d’autres privilèges que moi. Je peux corrompre ceux qui ont moins de privilèges pour leur permettre de disposer un peu des miens (la chevalerie est un exemple de ce type de corruption).
Ainsi la démocratie, qui permet la transmission de certains statuts par le consentement de la communauté, est-il un système solide dans le contexte de la transmission de privilèges garantis. C’est encore le cas aujourd’hui, les politiciens, qui disposent de pouvoirs temporaires puissants et de gigantesques privilèges peuvent s’assurer une élection en promettant de transmettre certains de ces privilèges à un grand nombre de personnes.
Toute notre course aux droits n’est rien de plus qu’une course aux privilèges concédés. À mesure que le gouvernement nous cède des privilèges, nous perdons des droits, puisque nous cédons la part d’un droit qui nous protège au profit d’un pouvoir sur autrui. Cette course aux privilèges est une véritable lutte des classes : un conflit entre une partie de population qui court après certains privilèges et une autre qui entend bien les protéger. Ce droit de céder des privilèges n’est rien d’autre que le pouvoir d’échanger des faveurs, dans lequel seuls les gouvernements corrompus et les mafias ont maîtrise.
C’est de ce pouvoir que la révolution française nous promettait la fin ; cette fin n’a jamais eu lieu, ainsi, la révolution n’a fait que remplacer des privilèges par d’autres. Elle aurait pu ne jamais avoir lieu que la différence n’eut pas été plus palpable. Mais rien n’est jamais trop tard : il est encore possible, en France par exemple, de lutter pour l’abolition des privilèges, qui divisent notre monde en classes sociales. Qu’enfin il ne reste plus que nos véritables droits humains, nos droits issus de notre nature d’êtres humains.
C’est à cette unique condition que la Justice, que nous recherchons tant sans jamais la trouver, sera enfin effective en tous les lieux et dans toutes les époques à venir. Mais ayons l’honnêteté de le reconnaître, si nous continuons à avancer sur la voie des privilèges échangeables, le jour où nous deviendrons nous-mêmes des privilèges échangeables, en tant qu’esclaves, ne sera plus très loin.