Pendant plus d’un demi-siècle, l’Europe a garanti aux Etats et aux peuples la paix, la démocratie, la prospérité économique, le respect des minorités et un bien-être social sans égal dans le reste du monde. Aujourd’hui, ce patrimoine menace de voler en éclats.
Pour la première fois depuis cinquante ans, des mécanismes se mettent en marche, qui font entrevoir aux citoyens une cascade de réactions, de peurs et de nationalismes semblable à celle que les pays européens avaient connue dans les années 1930. Si l’histoire ne se répète jamais deux fois à l’identique, il est toutefois bon de rappeler que c’est précisément pour conjurer ces spectres, pour dépasser les nationalismes et les totalitarismes, que l’on avait bâti un espace européen démocratique fondé sur une économie sociale de marché.
Face à la mondialisation, à la course effrénée de la finance, à la mutation du monde, l’Europe, quoique étant la première puissance économique mondiale, n’a pas su faire un pas de plus vers l’intégration pour défendre ce patrimoine, dépasser la crise et s’atteler tout de suite à la question grecque. Au bord du précipice, la chancelière allemande Angela Merkel a finalement proposé, voilà quelques semaines, de faire ce pas et d’avancer vers l’union politique, sans toutefois expliquer dans le détail la nature de son projet (qui semble néanmoins se limiter à l’exercice d’un contrôle européen sur les budgets, les banques et les comptes des pays membres de l’Union).
Il convient de rappeler que les pères de l’Europe n’avaient pas comme seul horizon l’intégration économique, mais qu’il s’agissait uniquement d’un moyen de parvenir à l’objectif d’une Europe unie sur le plan politique. Les plaies de la guerre étaient encore vives, et il n’était pas possible de faire autrement. La coopération économique devait rapprocher les peuples et réduire le risque de nouveaux conflits.
"L’Europe avance masquée", a dit un jour Jacques Delors, alors président de la Commission européenne. Pendant des années, cette stratégie a fonctionné. Mais aujourd’hui, en plein chaos économique et monétaire, cette méthode élitiste, qui n’associe pas les citoyens aux processus décisionnels, révèle toutes ses limites.
A tel point que bon nombre d’électeurs imputent la crise à un excès d’Europe et non au manque d’instruments dont disposent les institutions de l’Union. Et, avec la montée de mouvements extrémistes opposés à l’Europe, le risque d’une désintégration semble réel.
Nous nous trouvons donc à la croisée des chemins. Aucun pays européen n’a le poids nécessaire pour peser seul dans les enjeux mondiaux. Pas même l’Allemagne. Il n’y a pas de politique, au sens de faculté de choisir son destin, en dehors de l’Europe. Mais on ne peut consolider l’Europe sans les peuples voire contre les peuples. La seule approche envisageable est celle d’un transfert de souveraineté vers un pouvoir européen pourvu d’une légitimité démocratique.
Voilà pourquoi les nombreux sommets européens auxquels nous assistons depuis des mois ne peuvent apporter, dans le meilleur des cas, qu’une solution provisoire. De ce point de vue, l’approche de la question grecque est emblématique. Il apparaît désormais évident qu’Athènes ne pourra pas rembourser sa dette, aussi énormes soient les sacrifices consentis. L’option qui s’offre à la Grèce est l’annulation ou la mutualisation de la dette grecque en échange d’une surveillance étroite de la gestion future des comptes publics d’Athènes. Et seule l’Union européenne pourra se charger d’une telle mission.
Mais, dans le même temps, le peuple grec, comme les autres citoyens de l’Union, ne pourra pas accepter la perte de souveraineté (en réalité déjà bien affaiblie par les marchés) si l’autorité européenne chargée de contrôler ses comptes publics n’est pas pourvue d’une plus grande légitimité démocratique. Pour ce faire, il convient de rouvrir dès aujourd’hui la question des institutions et transformer l’Union en un espace de démocratie directe.
D’aucuns soutiennent qu’il faut d’abord résoudre les problèmes économiques, bancaires et financiers de l’Union avant d’ouvrir le chantier institutionnel. En réalité, ils veulent empêcher le transfert de pans entiers de leur souveraineté, sous prétexte que les citoyens ne seraient pas prêts à faire le grand saut. C’est donc aux citoyens européens de revendiquer un espace politique commun et fédéral. Et c’est aux politiques de démontrer qu’ils sont vraiment disposés à faire émerger une Europe forte, souveraine, unie et démocratique.
Voici quelques propositions non exhaustives pour fonder cette union politique, sur lesquelles les dirigeants politiques, mais aussi les citoyens, devraient prendre clairement position :
1. instituer l’élection directe du président de l’Union européenne au suffrage universel ;
2. fusionner les fonctions de président de l’UE et de président de la Commission européenne afin d’avoir un représentant unique de l’Union ;
3. instaurer la prise de décisions à la double majorité simple : 51% des 27 États membres par le vote des ministres, et 51% de la population par le vote de leurs représentants au parlement européen ;
4. établir des listes européennes pour les élections au parlement de Strasbourg (avec une proportion substantielle de candidats européens, et non nationaux) ;
5. introduire le référendum d’initiative populaire à l’échelle européenne.
Face à la crise, l’Europe doit aujourd’hui choisir entre le courage et le déclin.