Coco : Nicolas Sarkozy a-t-il voulu montrer une nouvelle image de lui-même ? Et si oui, pourquoi ?
Françoise Fressoz : Oui, il a voulu montrer une nouvelle image, une image plus présidentielle. Il était frappant de voir à quel point il s'efforçait de rester calme après les vives attaques portées la semaine dernière par l'Elysée contre une partie de la presse, qui avait fait des révélations sur l'affaire Bettencourt. La stratégie du président de la République est de peaufiner l'image d'un président certes mal aimé, mais concentré sur ses réformes. Il a gommé de son intervention toutes les attaques trop marquées, tous les gestes d'impatience que d'ordinaire ses interlocuteurs observent.
Jimea : Nicolas Sarkozy avait-il choisi les questions qui lui seraient posées ? Quelle était la liberté de David Pujadas et l'avez vous trouvé percutant ?
Je pense que les questions n'étaient pas rédigées par l'Elysée, que David Pujadas est un homme libre, et que ce genre d'exercice n'a rien d'évident. A partir du moment où rien n'est prouvé dans l'affaire Bettencourt, c'est parole contre parole. Il est très difficile, quelle que soit la personnalité du journaliste, de mettre en cause la parole présidentielle. L'exercice aurait peut-être été plus combatif si plusieurs journalistes avaient interrogé le président de la République, mais l'Elysée ne leur a visiblement pas laissé le choix.
Pierre : Que penser de cette habitude de Nicolas Sarkozy de juger les événements comme s'ils étaient les symptômes d'évolutions regrettables de la société (ex : société de l'apparence, des petites choses, etc...) ? Cette position du sage n'est-elle pas trop étonnante de sa part pour réellement convaincre ?
Nicolas Sarkozy essaie de se présidentialiser et dans cette opération, il est amené à adopter des positions de recul, d'observation, que vous soulignez. Est-il crédible dans cette posture ? J'ai trouvé qu'à plusieurs reprises sa vraie nature reprenait le dessus, lorsque, par exemple, il a critiqué les rapports encore complexés des Français à l'argent. Là-dessus, visiblement, il n'arrive pas à prendre conscience que sa complaisance vis-à-vis des puissances de l'argent l'éloigne de l'opinion. Toute l'affaire Bettencourt repose sur ces liens entre politique et argent, avec soupçon de renvoi d'ascenseur. Il est étonnant que le président de la République ne tienne pas davantage compte de la suspicion de l'opinion sur ce sujet.
Nico, ancien sarkozyste : Pensez vous que son intervention d'hier a changé l'opinion des Français sur l'affaire Woerth-Bettancourt ?
Depuis les élections régionales, la cote de popularité de M. Sarkozy est très basse. Sauf amélioration notable de la situation économique, elle ne devrait pas progresser. Le pari du chef de l'Etat est donc d'une autre nature : il veut, malgré son impopularité, réussir les réformes. L'important en ce milieu du mois de juillet était de desserrer la contrainte des affaires. On saura dans les prochaines semaines s'il y est parvenu. La justice et la presse continuent d'enquêter. Son ministre du travail reste sous la pression de possibles nouvelles révélations. Il prend donc un risque certain à le maintenir dans sa fonction alors que la réforme des retraites est l'une des plus importantes du quinquennat.
Nico, ancien sarkozyste : Il y a un point que je n'arrive vraiment pas à comprendre. N'est-ce pas un énorme risque politique de la part de Nicolas Sarkozy et du gouvernement de persister à ne pas mettre en place un juge d'instruction indépendant sur l'enquête Woerth-Bettancourt ?
Si le président de la République prenait publiquement parti dans cette affaire et se prononçait pour la nomination d'un juge indépendant, il reconnaîtrait du même coup que M. Courroye est suspect de partialité. Il ne peut donc guère bouger et ne le souhaite probablement pas.
ZoptaeS : Comment se fait-il qu'un journaliste comme David Pujadas n'ait, à aucun moment, contredit les contre-vérités énoncées par le chef de l'Etat, notamment sur le niveau d'imposition en France ?
Sur l'affaire Bettencourt, j'ai trouvé que David Pujadas posait les bonnes questions. Il n'aurait sans doute rien tiré de plus du président de la République s'il s'était montré répétitif ou agressif. Dans ce cadre-là, c'est bonne foi contre bonne foi, on ne peut pas grand-chose. On peut effectivement regretter que sur les questions économiques, il n'ait pas relevé M. Sarkozy sur plusieurs erreurs. Ainsi, ce n'est pas le gouvernement actuel qui a inventé le bouclier fiscal, mais M. de Villepin. La France n'est pas le pays qui taxe le plus les riches, notamment en raison de la présence de niches fiscales importantes. Cela renvoie à ce que je disais au début : il aurait sans doute été souhaitable que d'autres journalistes participent à l'émission et apportent leur spécialisation.
Manette : La démission d'Eric Woerth de son poste de trésorier de l'UMP pose problème. N'est-ce pas un doux aveu de désaveu ?
Oui, vous avez raison. C'est en tout cas la prise en compte qu'il y avait possible risque de conflit d'intérêts. Nous sommes en train d'enquêter, au Monde, pour savoir si cette démission a été proposée par M. Woerth ou exigée par M. Sarkozy, car effectivement, elle comporte une notion de culpabilité qui coïncide mal avec la stratégie de défense par ailleurs choisie par le chef de l'Etat : circulez, il n'y a pas d'affaire !
Le RSAste masqué : Nous gagnons à peine 1000 euros à deux, avec un enfant à charge. Le discours du Président m'a donc semblé très éloigné des préoccupations du quotidien (pouvoir d'achat, sécurité, éducation). J'ai voté Front national aux régionales par désespoir, comment le Président peut-il reconquérir le coeur des classes populaires (et précaires) ?
Son discours sécuritaire vise à freiner la remontée du Front national, qui est devenue patente depuis les élections de mars dernier. La reconquête de l'électorat populaire s'annonce très compliquée en raison de la conjoncture économique.
M. Sarkozy a remporté l'élection présidentielle de 2007 en promettant de travailler plus pour gagner plus. La faible croissance, la remontée du taux de chômage, qui touche d'abord les catégories les plus menacées, vont à l'encontre de ses promesses. Seule une embellie peut lui permettre de récupérer une partie des électeurs perdus en 2012. C'est la raison pour laquelle il veut absolument faire la réforme des retraites et tenter de réduire les déficits publics. Son pari est que la croissance reparte juste avant la présidentielle de 2012. Il sera alors temps d'annoncer des mesures plus favorables aux catégories populaires.
Ched : Est-ce que l'affaire Bettencourt, bien qu'on dise qu'elle fragilise le ministre du travail, n'est-elle pas un écran de fumée qui masque la réforme des retraites en cours ?
Je ne le crois pas. On voit bien que les ressorts de l'affaire Bettencourt touchent des domaines délicats et occultes : renvois d'ascenseur entre intérêts privés et publics, possibles financements occultes, négociations entre l'un des principaux fleurons français et le fisc. Toute cette réalité-là est indépendante de la réforme des retraites. L'affaire a éclaté parce qu'il y avait un règlement de comptes judiciaires entre Mme Bettencourt et sa fille. On ne peut invoquer la réforme des retraites comme explication à la divulgation de cette affaire.
Jojo : Vous rappellez-vous de sa déclaration lors des élections présidentielles : "Moi, j'irai chercher la croissance à 3%" ?
Bien sûr, mais on ne peut tenir Nicolas Sarkozy complètement responsable de ce qui s'est produit. Personne n'avait anticipé la crise des subprimes. C'est une crise mondiale, dont les effets vont se faire sentir pendant de longues années. Ce qu'on peut davantage reprocher au président de la République est de n'avoir pas suffisamment tenu compte de cette entrée dans une nouvelle époque. L'affaire Bettencourt choque d'autant plus que les Français s'aperçoivent qu'ils n'échapperont pas à la rigueur. C'est cet écart entre le discours et la réalité qui risque de coûter cher à M. Sarkozy.
Jojo : Le président est préoccupé par la réforme des retraites, mais quid du chômage des jeunes ?
La réforme des retraites, Nicolas Sarkozy a la capacité de la mettre en oeuvre. Il a mesuré le risque politique qu'il y avait à allonger l'âge du départ à la retraite. Il a jugé l'opinion suffisamment résignée pour pouvoir agir. Sur le chômage des jeunes, il est beaucoup plus impuissant. Il ne peut pas convaincre les entreprises privées de prendre des jeunes dans cette période de difficultés économiques, et il n'a plus les moyens budgétaires de financer des mesures comme les emplois-jeunes, qui avaient réussi sous le gouvernement Jospin. Une partie importante de son intervention lundi soir concernait le niveau de la dette et des déficits publics. Pour la première fois, il a reconnu que le risque existait que la signature de la France soit dégradée si elle ne prenait pas rapidement des mesures de redressement.
Le RSAste masqué : En quoi consistera le recentrage de la mi-octobre ? Qui va sortir du gouvernement ?
D'après nos informations, Nicolas Sarkozy souhaite un gouvernement très resserré : une dizaine de ministres, une quinzaine de secrétaires d'Etat. C'est tout le contraire de ce qu'il a fait en 2007. Une autre dimension importante sera l'ouverture probable aux chiraquiens. On parle d'une possible entrée au gouvernement de M. Juppé. A deux ans de la présidentielle, il est devenu vital pour Nicolas Sarkozy de rassembler son camp.
Sur la ligne politique, il est trop tôt pour répondre. Soit le président estime qu'après la réforme des retraites la conjoncture économique s'améliore suffisamment pour sortir de la rigueur, soit la croissance reste trop faible, et il lui faudra au contraire endosser un discours plus rigoureux.
Il est possible par ailleurs que ce remaniement s'accompagne de changements à l'UMP et au sein de l'équipe élyséenne. L'idée sera de dégager le terrain avant que Nicolas Sarkozy n'annonce à l'automne 2011 s'il se présente ou non à la présidentielle de 2012.
Le Réunionais : M. Juppé ne représente-t-il pas un risque ? Il passe mal dans l'opinion...
M. Juppé n'a sans doute aucune chance comme recours de M. Sarkozy. Son image est effectivement dégradée. Il n'est pas parvenu à réhabiliter son bilan à Matignon lorsqu'il était le premier ministre de Jacques Chirac. Mais au sein de la droite, c'est une personnalité qui fait autorité. On se souvient par ailleurs qu'il avait été un excellent ministre des affaires étrangères entre 1993 et 1995. Il peut donc devenir un atout pour M. Sarkozy. Il sera en tout cas moins dangereux pour le président de la République que s'il restait en dehors du gouvernement à distiller ses conseils et ses piques.
Le RSAste masqué : La majorité présidentielle peut-elle éclater d'ici deux ans ? Selon quels scénarios ?
Malgré ses difficultés, malgré sa très faible cote de popularité dans l'opinion, M. Sarkozy continue d'apparaître comme la personnalité la plus crédible à droite. S'il parvient, avec la réforme des retraites, à renforcer son image de président qui réforme, il sera le candidat naturel de la droite en 2012.
Cependant, la dissidence de M. de Villepin, si elle se confirmait, pourrait se révéler dangereuse : alors que le Front national remonte, M. Sarkozy doit, pour être réélu en 2012, viser le meilleur score possible au premier tour. Ce n'est pas aujourd'hui garanti.
Adrien: Va-t-il chercher à se réconcilier avec M. de Villepin, si le procès en appel lui en donne l'occasion, début 2011 ?
Il n'est pas exclu qu'il cherche à se réconcilier, d'autant que les relations qu'il entretient avec l'ancien premier ministre sont complexes. On dit, par exemple, que M. de Villepin, à l'issue de son procès en première instance, attendait un geste du président, qui n'est pas venu. Cela dit, il en coûtera beaucoup à M. Sarkozy de faire ce geste à l'égard de celui qu'il considère toujours comme étant à l'origine de l'affaire Clearstream.
Cm : Pouvez-vous faire un commentaire global sur la prestation du président et répondre ainsi à la question posée : le président a-t-il repris la main ?
Nicolas Sarkozy a-t-il repris la main ? C'est un bien grand mot. Je dirais plutôt qu'il a desserré l'étau. Les vacances sont là, les enquêtes judiciaires vont provisoirement se calmer, la presse aussi sans doute. Il va passer l'été à réfléchir au dispositif qu'il doit arrêter à la rentrée.
Tout dépendra de la façon dont la réforme des retraites est perçue. Une manifestation est d'ores et déjà prévue début septembre. S'il juge M. Woerth encore trop affaibli, rien ne dit qu'il ne le sacrifiera pas. Mais c'est sa liberté de manoeuvre. L'important pour lui dans la séquence qui s'annonce est de réussir les réformes. S'il consolide son statut de réformateur, il reprendra des points dans la majorité. Il reste toutefois sous la menace des affaires, car ses explications n'ont pas permis de dissiper tous les doutes qui entourent l'affaire Bettencourt.
Doinel : L'hypothèse qu'il ne se représente pas est-elle crédible ?
M. Sarkozy répète souvent que, contrairement à ses prédécesseurs, il ne s'accrochera pas au pouvoir, qu'il a été avocat, qu'il a un métier, et qu'il peut faire carrière, voire fortune, dans le privé. Donc on ne peut complètement exclure qu'il quitte l'Elysée en 2012 s'il considère qu'il n'a aucune chance d'être réélu. A ce stade, on peut simplement constater qu'il fera tout pour se redonner les marges lui permettant d'être de nouveau candidat. Son ambition est de réformer la France en profondeur. La crise économique a été une gêne. Il est donc assez logique qu'il se donne un horizon de dix ans pour opérer les transformations annoncée.