TOUT EST DIT

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mardi 1 février 2011

Les hommes font leur histoire

Que pèsent les actes de simples citoyens au regard de l'Histoire ? D'ordinaire, peu de choses. L'actualité a tôt fait de les réduire à l'oubli, et la prison ¯ ou les armes ¯ au silence. Seule leur répétition peut finir par créer un cours nouveau. La Résistance, toutes les résistances organisées, se fondent sur la fusion entre choix individuels et force collective.

Il arrive pourtant que des hommes, des femmes, incarnent, à eux seuls, la protestation, au point d'en devenir l'emblème ou l'icône. On pense à Gandhi, à Mandela ou à de Gaulle. Mais aussi à Mohamed Bouazizi, cet étudiant tunisien dont l'immolation ne visait pas à provoquer un effet immédiat d'aussi grande ampleur. Simplement, son désespoir est entré en résonance avec celui d'un peuple qui n'attendait plus que le signal du soulèvement. Puis l'onde de choc s'est propagée jusqu'en Égypte. Avant lui, combien, qui avaient osé braver le pouvoir en place, l'avaient payé de leur travail, de leur liberté, de leur intégrité même, pour ceux qui subirent la torture ?

Naturellement, revient à la mémoire le geste de Jan Palach, immolé par le feu sur la place Venceslas de Prague, le 19 janvier 1969, pour protester contre l'occupation soviétique. Vingt ans plus tard, Vaclav Havel sera arrêté pour avoir fleuri la plaque commémorative, puis condamné à neuf mois de prison. Avant l'achèvement de sa peine, le régime communiste aura sombré. Si l'acte de Palach n'a pas « créé » la dynamique de résistance, il l'a considérablement amplifiée. Il a donné du courage, par la force d'un témoignage qui montrait une vérité le dépassant de beaucoup. C'est la définition même du « martyr » : celui qui meurt pour attester une vérité qui vaut qu'on lui sacrifie l'essentiel.

Ces mots sont souvent venus sous la plume d'un grand philosophe qui mourra, comme Socrate, conformément à ce qu'il avait dit et écrit : Jan Patocka, l'un des initiateurs de la Charte 77. Lui, que Havel tenait pour son père spirituel, est mort d'une hémorragie cérébrale à 70 ans, en mars 1977, après une semaine d'interrogatoires de dix heures par jour, debout. Le policier qui l'interrogeait écrira dans son procès-verbal : « Il a assumé ses devoirs civiques et déclaré que, s'il ne le faisait pas, personne d'autre ne pourrait le faire. Il a, en outre, déclaré qu'il était conscient qu'il ne pourrait plus retourner à la vie normale. » À un ami qui voulait quitter la Tchécoslovaquie, il objectait : « On doit rester et garantir une vie spirituelle ici. » Tout est dit. Et Aung San Suu Kyi en Birmanie ? Et Liu Xiaobo en Chine ? Et le père Popieluszko en Pologne ? Combien d'autres, hier comme aujourd'hui, poussent l'indignation jusqu'à ses plus ultimes conséquences.

Ces « justes » manifestent avec éclat la capacité de soulèvement que peut avoir la conviction, et le pouvoir d'initiative d'individus dont les choix peuvent se situer aux antipodes de l'individualisme (1). Les sociologues, comme Georges Gurvitch, nous ont rappelé que le social, c'est aussi des personnes responsables et agissantes. Et les historiens redécouvrent, après l'engouement pour la « longue durée », le rôle décisif des acteurs et des événements imprévisibles dans le cours de l'Histoire.

Oui, ce sont les hommes qui font leur propre histoire.



(1) Voir Danilo Martucelli, La société singulariste, Armand Colin.

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