TOUT EST DIT

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mercredi 9 février 2011

Qu'est-ce qu'un tournant de l'histoire ?


On dirait un sujet de bac. Pourtant, il ne s'agit pas d'un thème de dissertation, mais de la réflexion qu'impose l'actualité brûlante. De la Tunisie à l'Egypte, du Yémen à la Jordanie - bientôt peut-être suivront l'Algérie, la Syrie, la Libye -, un monde bascule. Rien n'exclut que ce soit le monde, dans son ensemble, qui joue là une partie essentielle. De cela, chacun convient. Mais nul ne sait véritablement selon quelle pente évolueront les processus lancés.


Va-t-on vers l'instauration de nouvelles démocraties ? On veut l'espérer, bien que les probabilités, variables selon les pays, paraissent encore incertaines. Verra-t-on s'imposer des régimes islamistes ? On peut le craindre, à moyen terme, comme une hypothèse à ne pas écarter. Personne, toutefois, n'est en mesure d'en dire plus. Il y a longtemps, somme toute, que la planète informée n'avait pas éprouvé ce sentiment aigu : ce qui change est à la fois crucial et brutal, imprévisible et incontrôlable. Cela s'appelle un tournant de l'histoire.


L'idée est aussi ancienne que la naissance des historiens. Quand Hérodote cherche à comprendre les guerres médiques ou Thucydide le conflit du Péloponnèse, ils cherchent les points d'inflexion, ces moments où se décide, pour longtemps, le cours des choses. Mais à l'évidence il y a plus, dans notre représentation moderne. Quand nous parlons d'un tournant de l'histoire, nous n'avons pas en tête un paysage local ni un itinéraire limité. Nous nous référons, même implicitement, à cette marche de toute l'humanité dont les philosophes du XIX e siècle ont forgé la représentation.


Car le choix est très restreint. Ou bien les événements, de siècle en siècle, ne dessinent aucun ensemble compréhensible, ou bien ils s'ajustent, comme les pièces d'un puzzle, dans un ordre intelligible. Voilà qui est évidemment schématisé à l'extrême, mais pas faux. Premier cas : ce qui arrive aux sociétés humaines est finalement, comme la vie dans « Macbeth », « un conte dit par un idiot, un conte plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Dans cette succession chaotique de faits dispersés, on ne peut dessiner aucune carte, donc ni route ni tournant.


Deuxième cas : il existe une intelligibilité de l'ensemble, un sens de l'histoire, dans la double acception de « signification » et de « direction ». Epine dorsale de la pensée de Hegel, et de celle de Marx à sa suite, cette représentation autorise à parler d'étapes, de seuils, de tournants. Echappant aux intentions des acteurs, l'histoire possède sa propre logique interne.


On connaît les effets pervers de cette manière de voir : prétendant savoir où va la route, on impose à ses tournants des décryptages forcés, on dessine à l'avance la suite de l'itinéraire à venir. Et, on rate le surgissement de la nouveauté dans l'histoire. Car c'est aussi cela qui est en jeu dans les tournants : de l'inconnu, imprévisible, encore en fusion. Pour l'approcher, il faut quitter Hegel et Marx et les philosophies de l'histoire pour Bergson, le seul qui pense l'émergence des nouveautés radicales. Dans « L'Evolution créatrice », il écrit : « Le temps est l'invention du nouveau ou n'est rien du tout. » Cette « création continue d'imprévisible nouveauté », nous avons bien du mal à l'appréhender. Car nos cartes mentales nous piègent, en pensant le temps sur le mode de l'espace.


Ainsi, l'idée même de « tournant », qui évoque une route et un changement de direction, nous induit partiellement en erreur. En fait, il faudrait imaginer une route qui ne préexiste pas à la marche de ceux qui y avancent, qui ne figure sur aucune carte avant d'avoir été tracée et ne se grave qu'ensuite, une fois parcourue, dans les atlas des historiens. Sur cette route singulière, avant qu'elle ne soit connue, on appellera « tournant » tout événement majeur dont on peut prédire la gravité et l'ampleur sans être en mesure de décrire ni les traits exacts ni les conséquences précises. C'est exactement ce que nous avons sous les yeux, du Maghreb au Yémen.

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