Comme en Tunisie, la révolte cairote et égyptienne a été double : elle a puisé d’une part dans la dignité la plus humaine et universelle, dans la volonté de mettre un terme à l’insupportable (la corruption du pouvoir mais aussi la pauvreté, la faim, l’absence d’emploi), et d’autre part elle a été dynamisée par les Facebookiens, ces jeunes qui - issus pour une d’un quartier chic comme Zamalek où se trouvent les écoles d’art ou de commerce - connaissent tous les secrets du virtuel et ont activé les réseaux sociaux (twitter, faceboook…). Puis il y a eu le long épisode de la Place Tahrir (« libération » en arabe) : tout le monde, internautes ou jeunes démunis, chômeurs et universitaires, s’est retrouvé Place Tahrir devenu l’« espace public » de rassemblement, l’agora concrète et visible, une réponse politique « provisoire » et « incertaine ». C’est la leçon paradoxale de l’Egypte comme de la Tunisie : qu’on le veuille ou non, le monde est globalisé sur le double plan économique et technologique. Une leçon paradoxale car « le droit à la connectivité », une exigence américaine qui vise la Chine et les bloqueurs de réseau, est libérateur alors que l’ouverture économique, illustrée par Gamal, le fils affairiste de Moubarak auquel était abusivement promis la présidence, est vécue négativement et fait ressentir l’indécence des inégalités quotidiennes. La place Tahrir a donc été durant plusieurs semaines la réponse heureuse et physique à un mouvement éclaté qui lui ressemble.
En effet, devenue pendant plusieurs semaines l’espace où se sont retrouvés les futurs « révolutionnaires du 28 janvier » la Place Tahrir n’est pas un place comme les autres. Ce n’est pas une place de la ville historique, ce n’est pas non plus la place Talaat El Harb qui, située à quelques encablures de Tahrir, semble d’une autre époque. Flanquée sur la rive droite du Nil, le fleuve mythique qui porte ce Pays/Etat (la politique d’irrigation est à l’origine d’un Etat bureaucratique comme Jacques Berque l’a souligné), la Place Tahrir est un assemblage hétéroclite quasi surréaliste où l’on risque d’ailleurs à tout moment de se faire écraser. C’est le pays en miniature : s’y trouvent le Musée égyptien, le siège du parti de Moubarak (PND), le ministère de l’intérieur où tout le monde a un papier à faire tamponner ou une taxe à payer, des grands hôtels (le célèbre Shepheard et le Hilton bâti à l’emplacement des anciennes casernes britanniques), l’ambassade américaine située au sud-est, mais aussi d’invraisemblables connexions routières, des passerelles biscornues et rocambolesques, une gigantesque gare de bus, l’ouverture du métro « le plus propre du monde »… Cette place chaotique, toujours au bord de la ruine, fatiguée par les flots de cars de touristes et de voitures suivies de leur brume de pollution, foulée par les va nu pieds de partout, a donc été le débouché des diverses revendications démocratiques. Cette Place qui n’en est pas une a symbolisé concrètement « la place vide du pouvoir » propre à la démocratie : oubliant le chaos quotidien, elle a pris la forme d’un « cercle de tentes », d’une oasis urbaine à l’image du pays, d’un lieu où se retrouvaient des populations bigarrées. Sur la place Tahrir, l’Egypte s’est « mise entre parenthèses » : l’honneur d’un Peuple s’y est fait entendre, celui de l’Egypte des Pharaons et du Nil, celui d’Oum Khalsoum et du Caire de Naguib Mafhouz, celui dont on a expulsé les habitants, autant de personnages de l’écrivain, du centre historique désormais réservé aux touristes vers des villes satellites où dominent l’illégal et l’informel. Voilà ce qu’a incarné la place Tahrir : un espace démocratique destiné à faire le vide des pouvoirs religieux et politique. On n’y a pas entendu, tous les observateurs l’ont martelé, de slogans antisémites, antiaméricains ou islamistes.
Reste qu’à la différence de la Tunisie où l’armée avait perdu son pouvoir au profit des services de sécurité et de la police, l’armée égyptienne veillait. Elle veillait sur le cercle des tentes pour la protéger des violences perpétrées par les délinquants, séides et forces de sécurité envoyés par Moubarak, elle veillait à ne pas céder trop vite aux exigences américaines, elle veillait à ne pas salir son honneur en démissionnant trop vite le militaire Moubarak, le héros d’hier, bref elle veillait sur tout le monde. Et le peuple égyptien lui-même distinguait les corrompus et l’armée considérée comme la gardienne de l’Etat. Dans ce contexte le vice- président Souleiman, le symbole de la lutte contre l’islamisme radical, et le chef des armées ont pour tâche de favoriser une révision de la Constitution et d’organiser dans les six mois des élections démocratiques. Vont-ils se raidir à l’algérienne ou à la syrienne ? Vont-ils surtout protéger leurs intérêts, eux qui profitent de l’obole confortable (1,3 milliards de dollars) versée par les Etats-Unis chaque année pour qu’ils n’entrent pas en guerre contre Israël comme en 1973 ? Vont-ils se contenter de protéger leurs intérêts, eux qui profitent de la libéralisation économique au point de pouvoir vendre les arpents d’un désert quasi infini ? Ce serait une erreur, la place Tahrir devenue un symbole que les familles cairotes, celles que l’on voit au zoo - cet espace public de fortune - le vendredi, viennent photographier et « balayer » les gravats et détritus accumulés durant ces journées de liesse et d’inquiétude révolutionnaire. Comme s’il fallait au nom de la « propreté » en appeler à la poursuite de la non-violence (Israël doit l’entendre dans ses négociations avec les militaires égyptiens) et à l’exigence de justice sociale alors que les grèves et revendications salariales se multiplient à la mi-février dans des usines de filature ou dans des banques appartenant à l’Etat.
En Egypte, un pays peu comparable à la Tunisie sur le plan démographique et économique, le pouvoir militaire va-t-il s’algérianiser, se durcir ou prendre ses responsabilités sociales, économiques et internationales ? Va-t-il favoriser la démocratie ou défendre ses privilèges « à l’algérienne » en prétextant du chaos et d’un retour possible des islamistes ? Au-delà de l’Egypte, le printemps arabe initié en grande partie par les réseaux sociaux liés à Internet nous a une fois encore introduits dans un monde globalisé auquel les seules réponses nationalistes ne suffisent plus. Les militaires égyptiens doivent s’en convaincre alors même qu’en Tunisie plus de 5000 jeunes, dont des diplômés sans travail, fuient par mer vers l’île de Lampedusa dans le sud de l’Italie ?
« L’événement », un événement a eu lieu Place Tahrir, la constitution d’un espace politique doit achever l’espace public créé provisoirement Place Tahrir. Si la Révolution n’est pas qu’un événement, elle doit conduire, en évitant toutes les formes de terreur, à une constitution et à une représentation démocratique du peuple. Le message est entendu : manifestations matées en Lybie, en Algérie, en Iran interdites en Syrie, plus ou moins tolérées au Yemen, en Jordanie et à Bahrein, inquiétudes en Irak et dans les pays du Golfe. L’histoire globalisée n’est pas qu’une affaire économique, les affairistes mondialisés et arrogants à la Gamal Moubarak sont devenus les déclencheurs d’un regain démocratique pour l’instant sous haut contrôle militaire en Egypte.
S’il ne faut pas abuser de la comparaison avec 1989, avec la sortie du communisme, le conseiller Brezinski qui connaît la musique évoque trois scénarios : l’Irak (l’ordre démocratique imposé par la force, l’illusion américaine), l’Iran (le radicalisme religieux qui s’impose aussi au Pakistan) et le scénario polonais. Mais la Pologne, comme la Tunisie aujourd’hui et dans tout autre contexte, s’appuyait sur un syndicat qui avait une histoire et une tradition de lutte (Solidarnosc et UGTT en Tunisie). Reste que 1989 est une fausse bonne comparaison puisque le délitement de l’Etat communiste a débouché sur un Tout/Marché dont l’Europe ne s’est pas encore remise. Face au marché globalisé, la rue arabe rappelle que le combat pour la démocratie garde tout son sens puisque le marché n’est pas un accoucheur automatique de démocratie. En cela, le 2011arabe répond à la crise économique de 2008 : le politique est là et toujours là, en tout cas sous la forme de pouvoirs qui, militaires ou non, sont chargés d’assurer une transition. Mais laquelle ?
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