TOUT EST DIT

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mardi 30 novembre 2010

Choisir le Web que nous voulons : l'exploration ou la prison

Pourquoi le Web, pourtant si vaste, nous semble-t-il si facilement traversable à bord de nos navigateurs ? Est-ce grâce au seul mérite des "moteurs" de recherche ? Non. Si le Web nous est rendu appropriable, si le sentiment d'être "perdu dans l'hyperespace" s'efface souvent au profit d'une découverte hasardeuse, heureuse (sérendipité) et rassurante, c'est pour une raison simple. C'est parce que le Web est un graphe à invariance d'échelle, c'est-à-dire avec de la redondance, ni vraiment aléatoire ni vraiment hiérarchique et dont l'immensité n'oblitère pas la possibilité offerte à chacun d'entre nous d'en mesurer le diamètre ; mieux, de faire l'expérience de cette mesure, de faire le tour du Web.

Le diamètre du Web, c'est la plus longue distance entre deux liens hypertextes. En 1999, Laszlo Barabasi l'a mesuré : il était de 19 liens.

D'où ce sentiment de proximité, de confort de navigation, de communauté, de "village global" devant ce qui devrait pourtant nous apparaître comme une immensité par définition non-traversable puisque impossible à cartographier parce qu'en perpétuel mouvement. D'autant que le Web est de nature fractale : plus on s'en approche pour le mesurer, et plus ses dimensions augmentent (donc sa naviguabilité, sa possible exploration). D'autre part, la probabilité pour un utilisateur d'atteindre une information entre le point de départ et le 19e lien demeure quasi-nulle à cause du nombre de liens possible à chaque itération.

Et puis sont apparus des graphes dans le graphe qui ont, avec notre participation active et enthousiaste, sensiblement changé la nature du Web. Ils ont pour nom Flickr, YouTube, LiveJournal (plate-forme de blogs), Facebook et tant d'autres. Des études montrent que leur diamètre est déjà sensiblement plus faible que celui du Web : Flickr : 5,67, YouTube : 5,10, LiveJournal : 5,88.

L'enjeu pour ces sites est d'abaisser significativement leur propre diamètre ainsi que celui du Web en général jusqu'au moment ou faire un tour sur nous-même équivaudra à faire le tour du monde, à force d'être en permanence à proximité de tous les autres.

Leur projet "politique" est de bâtir des environnements en apparence semblables à des graphes invariants d'échelle mais dont la dimension, c'est-à-dire le spectre de ce qui est observable et/ou naviguable se réduit au fur et à mesure ou l'observateur se rapproche. Soit une forme paradoxale de panoptique et l'antithèse exacte d'un Web fractal.

Facebook, YouTube et tant d'autres sont, chacun à leur manière des projets de nature carcérale, c'est-à-dire qui valorisent et exploitent la complétude de l'entre-soi. Un projet de nature idéologique pour Facebook (faire en sorte que nous soyons tous "amis"), de nature culturelle pour YouTube (faire en sorte que nous aimions tous les mêmes vidéos "rigolotes"). Tous ont en commun de tendre vers l'abolition du fractal, c'est-à-dire d'une certaine forme d'inépuisable, de diversité.

Plus que le Web lui-même, plus que l'infrastructure qui le porte, c'est une certaine idée du Web comme ressource qui est en danger. Danger d'une concentration, d'une contraction des liens qui le structurent et le forment ; danger d'une surexploitation de cette ressource naturelle (le Web) d'un écosystème informationnel (Internet) qui pourrait conduire à son épuisement, à son tarissement au seul profit d'immenses et finalement pauvrement réticulés supermarchés relationnels dont Facebook ou YouTube sont aujourd'hui les emblèmes par l'homogénéité des ressources qu'ils proposent, et les parcours extrêmement balisés et pré-déterminés qu'ils propagent et auto-alimentent.

INTÉRÊTS MARCHANDS

Attention danger. En-deçà d'un certain diamètre, au-dedans de certains sites, ce sur quoi nous passons chaque jour l'essentiel de nos navigations n'a pas davantage à voir avec le Web des origines que le couteau de cuisine n'a à voir avec l'écriture. L'approche fermée, propriétaire, compartimentée, concurrentielle, épuisable de l'économie du lien hypertexte ne peut mener qu'à des systèmes de nature concentrationnaire. Des systèmes de l'enfermement consenti, en parfaite contradiction avec la vision des pères fondateurs du Web pour qui le parcours, le "chemin" importe au moins autant que le lien.

Choisir : le lien ou le chemin (de ronde). Lorsque l'on télécharge ses données personnelles sur Facebook, on ne récupère qu'une longue liste d'amis et de "statuts" publiés sur notre mur. La totalité des liens qui dessinent mon "vrai" profil social, mon véritable cheminement, ceux-là restent la propriété – et à la discrétion – du seul Facebook. Dans l'usage quotidien de Facebook, de YouTube et de tant d'autres, nous n'effectuons aucun autre cheminement que celui qui place nos pas dans ceux qui sont déjà les plus visibles ou prévisibles. Ce chemin-là, tant il est en permanence scruté et surveillé par d'autres "au-dessus" de moi, ressemble davantage à une promenade carcérale qu'à une navigation affranchie.

A ce Web carcéral fait écho le discours politique d'une criminalisation des pratiques, alibi commode pour porter atteinte à la neutralité du Net au seul profit d'intérêts marchands et sans égards pour ce qui fut un jour une terra incognita pleine de promesses. Qui l'est encore aujourd'hui. Mais pour combien de temps ?

 Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l'information, Université de Nantes, IUT de La Roche sur Yon

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