Phénomène en pleine expansion en Espagne, les "banques du
temps" permettent à ses utilisateurs d'échapper complètement à l’impôt
et aux diverses règlementations.
Alipio, un espagnol un peu baba cool et au demeurant fort
sympathique, pense que la crise qui frappe si durement l’Espagne est
l’occasion d’un retour à la terre et veut donc créer une coopérative agricole autonome [1].
Pour ce faire, il a réuni une petite équipe – composée notamment de
María, une architecte au chômage et d’Alberto, un comptable qui a du
temps libre – qui accepte de l’aider gratuitement à donner vie à son
ambitieux projet. Quoique « gratuitement » n’est peut être pas tout à
fait le bon terme : Alipio paye les membres de sa petite équipe mais il
ne les paye pas en euros ; il les rémunère en temps. En effet, Alipio,
María et Alberto ne sont pas de vieux amis – il y a quelques mois encore
ils ne connaissaient pas ; ils se sont rencontré sur un site
communautaire d’un genre nouveau : Comunitats.org.
« Notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. »
À vrai dire et sans vouloir aucunement dévaloriser l’initiative des créateurs de Comunitats, les banques du temps n’ont pas grand-chose de nouveau. Plusieurs systèmes parfaitement analogues ont vu le jour un peu partout dans le monde sous des noms différents. En France, par exemple, les banques de temps se sont développées à partir des années 1990 : on appelle ça un Système d'échange local (SEL) et il y en aurait pas moins de 300 qui continuent à fonctionner sur l’ensemble du territoire. La plupart de ces petites communautés d’échange ont été fondées par des gens qui, à l’image d’Alipio, María et Alberto, souhaitaient abandonner un modèle économique qu’ils jugeaient inhumain – le capitalisme et l’économie de marché – et le remplacer par un système d’échange qui n’est pas sans rappeler furieusement les utopies socialistes du XIXème siècle. Ce fut notamment le cas du premier d’entre eux, créé en Ariège fin 1994 : comme María aujourd’hui, ses membres affirmaient sans doute avec une pointe d’espoir mêlée d’orgueil que « notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent ». [2]
C’est vers la fin de ces mêmes années 1990 que j’ai entendu parler pour la première fois des SEL. Ce n’était pas dans un article altermondialiste ni au journal de 13h mais lors d’un cours d’économie où mes camarades d’université et moi-même étudions les questions monétaires. À l’époque, pour ceux de nos professeurs qui s’étaient spécialisés dans ce domaine ô combien ardu, la création des premiers SEL était une source d’excitation intarissable et un sujet d’étude prioritaire. Il faut dire que cette agitation était bien compréhensible : ce que nos professeurs avaient parfaitement compris, contrairement aux fondateurs des SEL eux-mêmes [3], c’est que les unités de temps que s’échangeaient les membres de ces systèmes n’étaient rien d’autre que des monnaies, des monnaies privées, des monnaies parallèles créées dans la plus parfaite illégalité au nez et à la barbe du législateur mais des monnaies à part entière. Aussi improbable que cela puisse paraître, les créateurs des SEL, alors qu’ils pensaient avoir réalisé une forme d’utopie socialiste, avaient donné vie au vieux rêve de bien des économistes libéraux.
Une monnaie, c’est un bien physique ou virtuel qui remplit trois fonctions : c’est un intermédiaire général des échanges qui nous permet de dépasser les nombreuses difficultés techniques que pose le troc, c’est une réserve de valeur qui nous permet de différer nos dépenses dans le temps et c’est une unité de compte qui nous permet d’exprimer la valeur des biens et des services sur une échelle commune. Les francs, comme que le sel (i.e. chlorure de sodium) qui servait à payer les soldes des légionnaires romains ou le riz avec lequel on versait celles des samouraïs remplissaient ces trois fonctions et étaient donc, de plein droit, des monnaies au même titre que nos euros actuels. Fort de cette définition, considérez maintenant les unités de temps qui sont créditées ou débitées des comptes de nos amis espagnols : elles leur permettent d’échanger des biens et des services entre eux, elles conservent leur valeur dans le temps et servent d’unité. Ce sont des monnaies, des monnaies virtuelles qui, exactement comme nos euros modernes, n’ont de valeur que parce que leurs utilisateurs ont confiance en leur pouvoir d’achat.
De l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas…
Ce n’est un mystère pour personne : le succès des banques de temps tient au simple fait que, leurs monnaies n’étant pas officiellement reconnues comme telles par l’État espagnol, les utilisateurs échappent complètement à l’impôt et aux diverses règlementations. Lorsque vous vendez un service payé en unités de temps, vous ne facturez aucune TVA, vous ne serez pas assujettis à l’impôt sur le revenu et vous pouvez tout à fait travailler pour un taux horaire inférieur au salaire minimum imposé par la loi. Si quelques dizaines de milliers d’espagnols ont jugé bon de participer au développement des banques de temps, c’est essentiellement que l’économie officielle – celle qui est taxée et réglementée – ne leur offrait aucune autre option que le chômage. Autrement dit et au risque de choquer les plus sensibles d’entre nous, il y a deux économies en Espagne : l’officielle, celle qui est administrée par l’État et qui est en chute libre et l’officieuse, celle qui s’est développée sans l’État et même en dépit de lui qui explose et pèse désormais près d’un bon quart du PIB officiel.
Les cyniques et les libéraux déduiront sans doute de ce qui précède que la survie des banques de temps ne tient plus qu’à un fil. Tôt ou tard, l’État espagnol – comme l’État français il y a une vingtaine d’année – cherchera à remettre la main sur cette économie parallèle qui a le front de se développer sans ses bons services et surtout, sans s’acquitter de l’impôt. On voit déjà quelques économistes – qui se trouvent être par ailleurs fonctionnaires – s’alarmer de la dangerosité de cette économie informelle qui réduit les recettes fiscales de l’État et donc sa capacité à gaspiller l’argent des contribuables. Plus sérieusement, on comprendra la multitude des petits artisans espagnols qui, écrasés d’impôts et de réglementations, doivent en plus subir la concurrence forcément déloyale d’une véritable économie de marché. La reprise en main fiscale n’est qu’une question de temps : de l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas et il est vite franchi.
Oh bien sûr, me direz-vous, il suffirait au gouvernement de Madrid de taxer les revenus payés en unité de temps au même taux et sur la même assiette que ceux qui sont rémunérés en euros. Détrompez-vous : c’est beaucoup plus complexe que ça ! Si le gouvernement espagnol devait un jour étendre ses filets fiscaux à cette économie réputée informelle, cela reviendrait ipso facto à reconnaître officiellement que les unités de temps sont bel et bien ce qu’elles sont : des monnaies concurrentes de l’euro. Or ça, voyez-vous, aucun gouvernement ne peut le souffrir parce qu’admettre l’usage d’une monnaie autre que celle de l’État c’est priver ce dernier de son instrument fiscal absolu : le monopole monétaire.
Ultima Ratio Regum
Je ne doute pas un instant, ô lecteurs, que ces choses de la vie vous sont familières mais une petite piqûre de rappel ne peut pas faire de mal. Lorsqu’un État est endetté – c'est-à-dire qu’il a durablement dépensé plus qu’il ne collectait d’impôts – il est naturellement tenté d’user de son pouvoir souverain pour envoyer paître ses créanciers. Techniquement, cela ne pose aucune difficulté [4] et la banqueroute (i.e. le défaut de paiement dit-on aujourd’hui) est un usage largement répandu chez les princes dispendieux. Néanmoins, ces derniers s’exposent alors à deux désagréments majeurs : le premier, c’est qu’ils devront se passer de créancier pendant quelques décennies ; le second, c’est que lorsque ses sujets réaliseront qu’en ultime analyse, les marchés financiers qu’ils vouaient si volontiers aux gémonies c’était eux, ils risquent d’avoir quelques difficultés à avaler la pilule. Mais le génie créatif de l’administration fiscale n’ayant pour ainsi dire pas de limite, nos gouvernants se sont dotés d’une arme qui règle définitivement le problème : le monopole monétaire et son corollaire naturel, l’inflation.
Le monopole monétaire, bien plus que l’artillerie, c’est l’ultima ratio regum, l’argument ultime des rois. Si, par hypothèse, le prince s’est engagé à rembourser un certain nombre d’euros selon un échéancier fixé à l’avance, il peut tout à fait réduire la valeur réelle de sa dette tout en honorant ses obligations : il lui suffit de réduire la valeur des euros. Pour ce faire, il n’a besoin que de deux instruments : une monnaie dont il contrôle la production et un dispositif légal qui interdit à quiconque, sur son territoire, d’utiliser une autre monnaie – i.e. le cours légal de la monnaie. Une fois en place, il suffit de dévaluer la monnaie en augmentant la teneur en bronze des pièces en or ou en faisant tourner la planche à billet – cela dépend des époques. L’opération permet non seulement de rembourser vos créanciers en monnaie de singe et de pomper la richesse réelle des épargnants en toute discrétion [5] mais offre aussi l’immense avantage de n’être visible du commun des mortel qu’au travers d’une hausse généralisée des prix… qui sera fort opportunément mise sur le dos des commerçants, banquiers et autres spéculateurs.
C’est là la principale vertu de l’euro (peut-être même la seule) : nos gouvernants n’ayant plus d’accès direct à la planche à billet, ils sont obligés de nous fiscaliser de manière relativement transparente. Sauf que, par les temps qui courent et au vu de la situation financière des États européens, l’hypothèse d’un grand mouvement d’inflation de l’euro ou d’une explosion pure et simple de la zone du même nom (suivie d’une dévaluation massive des monnaies qui en résulteraient) se fait de plus en plus probable. Nos très dispendieux gouvernements ont donc, plus que jamais au cours de la dernière décennie, toutes les incitations du monde à préserver leur monopole monétaire. Nous allons donc très prochainement assister à une reprise en main des banques de temps espagnoles ; Alvaro, Teresa, Alipio, María et Alberto se verront expliquer – à leur plus grande surprise – que leur petite expérience ultralibérale manque cruellement de patriotisme fiscal. Comunitats fermera ses portes ou verra son domaine d’activité sévèrement restreint et nos amis espagnols pourront goûter encore un peu plus aux délices du chômage de masse et de l’appauvrissement généralisé sous perfusion étatique.
Notes :
- Cet exemple est tiré d’un reportage diffusé par Arte en début d’année (Tabea Tiesler, René Gorski et Robert Bohrer, Espagne : des banques de temps communautaire). ↩
- Si cette distinction sémantique entre argent et monnaie vous perturbe, rassurez-vous : vous n’êtes pas le seul. ↩
- À l’exception, peut-être, de M. Franck Fouqueray qui avait créé un système équivalent au Mans en 1990 (Troc Temps) mais se gardait bien de parler d’autre chose que de troc. ↩
- On rappellera ici et fort opportunément que l’État, par définition, contrôle la police et l’armée ; les marchés financiers ? Combien de divisions ? ↩
- Puisque ces derniers n’ont pas d’autre choix que de conserver leur épargne dans la monnaie de l’État. ↩
- La banque du temps autre méthode
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