La guerre en Irak a provoqué un fort refroidissement des relations diplomatiques entre la France, qui y était opposée, et les Etats-Unis. Mais on sait moins que, pendant ce temps, la coopération policière et judicaire n'a fait que se renforcer. Une coopération "mature et étendue (…) largement hermétique aux bisbilles politiques et diplomatiques quotidiennes qui peuvent faire de la France un allié souvent difficile", souligne un télégramme envoyé de Paris le 7 avril 2005, obtenu par WikiLeaks et étudié par Le Monde.
Pour l'ambassade américaine (dans une note du 17 mars 2005), "la communauté antiterroriste du gouvernement français est hautement professionnelle, mais insulaire et centralisée à Paris." Quant aux magistrats spécialisés, ils "opèrent dans un autre monde que celui du reste de la justice."
Dans ce même télégramme, l'ambassade américaine rapporte un long entretien avec Jérôme Léonnet, conseiller police du ministre de l'intérieur, Dominique de Villepin. Il évoque notamment la spécificité de la législation de la France en matière de terrorisme. Celle-ci ne demande que de simples soupçons, et non des preuves formelles, pour incriminer un individu. En France, "les critères de preuve pour conspiration terroriste sont bien plus faibles que ceux dans les autres affaires criminelles", résume la note.
Le 9 mai 2005, l'ambassade narre une rencontre avec le juge Jean-François Ricard. Celui-ci explique que les magistrats tel que lui, spécialisés dans l'antiterrorisme, bénéficient du "bénéfice du doute". Il prend comme exemple le dossier Djamel Beghal, arrêté en 2001 et soupçonné d'un projet d'attentat contre l'ambassade américaine à Paris. "Ricard dit que les preuves [contre lui et ses complices] ne seraient pas suffisantes normalement pour les condamner, mais il estime que ses services ont réussi grâce à leur réputation."
Ce genre de confidence, au mépris du secret de l'instruction, n'est pas rare. L'ancienne figure de proue de la galerie Saint-Eloi, où sont regroupés les juges antiterroristes au tribunal de grande instance de Paris, est à l'époque un visiteur régulier de l'ambassade, au même titre que son collègue Jean-François Ricard. Ce dernier s'y rend par exemple le 9 mai 2005 pour détailler un deuxième réseau d'acheminement de djihadistes vers l'Irak. C'est l'un des dossiers les plus suivis par les diplomates américains, avec celui des Français de Guantanamo.
Au moment de son départ au ministère de la défense, en mars 2006, le juge Ricard souligne l'importance de l'ancienneté dans l'antiterrorisme. Ce n'est qu'après cinq ans à la galerie Saint-Eloi "que les agences de renseignement [françaises] l'ont autorisé à voir l'éventail complet de leurs données brutes, rapporte l'ambassade le 30 mars. De tous les juges antiterroristes (…) seul lui et Bruguière ont cette possibilité, dit Ricard."
M. Ricard a confié à l'époque à ses interlocuteurs américains que son illustre collègue recherchait "un poste dans une future administration Sarkozy", comme ministre ou vice-ministre de l'intérieur. Pas du tout, dira lui-même le juge Bruguière en janvier 2007 : c'est le poste de ministre de la justice qui le tente alors. Sa cuisante défaite, six mois plus tard, aux élections législatives à Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) portera un coup fatal à cette ambition politique.
Heureusement, les Américains ont exprimé leur reconnaissance : fin 2007, M. Bruguière a été désigné "éminente personnalité européenne" par les Etats-Unis et l'Union européenne, chargée de vérifier l'utilisation du réseau de transfert interbancaire SWIFT dans le programme américain de traque du financement du terrorisme (TFTP). Le rapport de l'ancien juge a été positif.
L'illustration en serait "l'intransigeance française dans l'UE sur le Hezbollah", Paris refusant de considérer le parti chiite libanais comme une organisation terroriste pour préserver la stabilité du Liban.
Deuxième réserve de taille, exprimée dans une note du 17 août 2005 : la question des minorités, un sujet très sensible aux Etats-Unis. La France "doit veiller à accorder une place aux musulmans dans l'identité française (qu'ils soient des immigrés de la première génération, leurs enfants de la seconde ou de la troisième génération, ou un nombre croissant de convertis)." Les diplomates soulignent à ce sujet deux préoccupations : le poids des convertis et la situation dans les prisons, haut lieu du prosélytisme radical. Selon une estimation avancée par les diplomates, 50% des détenus seraient musulmans.
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