TOUT EST DIT

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vendredi 4 février 2011

La rupture arabe

On entend les Cassandre multiplier les appels à la retenue : le chaos va s'installer, les islamistes vont rafler la mise, le canal de Suez sera bloqué et Israël sera menacé par tous ses voisins. Souvenez-vous toujours que l'Histoire est tragique ! 1793 suit 1789 ! On entend, plus fortes encore, les voix dire que la démocratie est une exception européenne, qu'elle est de surcroît récente et qu'il est illusoire et naïf de penser que le modèle des droits de l'homme va s'universaliser. Le déclin européen montrerait au contraire que cette idée est en voie de régression, du moins menacée. Ce sont les systèmes autoritaires qui ont l'avenir devant eux, regardez la Chine ! On entend dire aussi, à l'extrême gauche, que l'ultra-capitalisme d'aujourd'hui s'accommode bien mieux des dictateurs que des démocrates pour la raison que l'économie est si inégale qu'elle craindrait le vote des peuples. Les manifestants de Tunis et du Caire réfutent ces thèses. Ce qui se passe est la naissance d'une société civile, d'un tiers état, qui ouvre une ère nouvelle. La fin de la peur et l'irruption du besoin de liberté dans le monde arabe doivent rendre fondamentalement optimiste pour le sort de la région et pour celui du monde. Pourquoi ?

Pour les historiens de l'économie, les institutions sont un facteur clef de la prospérité. Dans le monde arabe, elles sont des freins. Dans un article instructif (1), Eric Chaney, spécialiste de l'histoire du monde musulman, professeur à Harvard, explique que les civilisations islamiques ont de tout temps été dirigées en partage par une élite militaire et des autorités religieuses, lesquelles disposent du « contrôle des communautés locales ». Il est frappant de voir que ce partage du pouvoir à deux se retrouve dans le monde arabe postcolonial jusqu'à aujourd'hui : 22 pays, 350 millions de personnes, mais que des dictatures ou des dynasties. Aucune démocratie sauf, officiellement, l'Irak, le Liban et la Palestine... Ces dernières années le pouvoir islamique est redevenu puissant : les mollahs ont fait le travail social dans les zones pauvres que les despotes ont désertées.

En Europe, poursuit Chaney, le pouvoir est très différent : il est exercé à trois : la noblesse, l'Eglise et les villes (on précise que le tiers état remplacera les villes durant la Renaissance). Tandis que dans le monde arabe, le jeu à deux crée l'entente et l'immobilité, en Europe, on assiste à un combat permanent entre les trois et parfois au sein même d'un pouvoir : entre le roi et la noblesse par exemple. Cette compétition incessante se manifeste par des jeux d'alliances et au total « provoque une évolution positive des institutions », en particulier pour le contrôle le plus essentiel, celui de la vie locale.

Dans le monde arabe « entre l'élite militaire et les élites religieuses, il n'y a toujours rien ». Imposer la démocratie par le haut, comme a voulu le faire George Bush en Irak, ne peut pas fonctionner, cela ne fait que renforcer la contrepartie religieuse. En revanche, l'émergence d'une société civile, le troisième pouvoir attendu, vient déranger l'immobilisme des deux autres.

La société civile ? Mais quelle réalité ? Quelle solidité ? Questions centrales bien entendu. La Tunisie semble « en avance » de par sa jeunesse éduquée. Mais, même en Egypte, où 30 % des emplois sont encore agricoles, une société civile émerge de l'échec social : du terreau du chômage de masse, des inégalités, de l'absence de réformes et, aujourd'hui, de la montée des prix alimentaires. Elle se soude sur trois revendications : contre la corruption des élites, contre la pauvreté et pour les libertés politiques, de communication et de création. Elle prospère sur la mondialisation des images, le cybermonde dont parle Daniel Cohen (2) : l'information télévisuelle et les échanges Internet engendrent des comparaisons insupportables entre « ce qui se passe ici et ce qui se passe ailleurs ».

Tout cela fait-il que le scénario iranien du remplacement du despote militaire par le despote religieux est exclu ? Non, les partis islamistes représentent les forces les plus organisées, ils sont incontournables pour diriger ou participer au pouvoir. Mais l'optimisme vient du jeu à trois, beaucoup plus ouvert et changeant. Il va falloir créer 80 millions d'emplois d'ici à 2020 dans la région pour absorber les nouvelles générations. Impossible sans promouvoir la société civile. 

(1) « Islam, Institutions and Economic Development ». Eric Chaney, Vox, 3 septembre 2010.(2) « La Prospérité du vice », Daniel Cohen, Albin Michel.

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