TOUT EST DIT

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vendredi 4 février 2011

Avec les manifestants de la place Tahrir

Une sorte de «république autonome» a vu le jour, retranchée derrière les barricades, au centre du Caire. 

Une petite entité autonome défie le gouvernement égyptien depuis le centre du Caire. Entourés par les chars de l'armée, assiégés par des contre-manifestants, les protestataires anti-Moubarak se sont installés sur la place de la Libération dans une atmosphère de camp retranché qui tourne parfois à la fête foraine. Cette minuscule république autonome n'a ni chefs reconnus ni réelle structure mais n'en est pas moins étonnamment bien organisée.
La défense notamment. Après les batailles rangées de la veille, où ils ont repoussé à coups de pierres jusqu'à la nuit les assauts des partisans de Moubarak, les protestataires ont fortifié les neuf accès de la place. Des barricades ont été édifiées avec tout ce qui leur tombait sous la main, carcasses de voitures, barrières de chantier d'un hôtel en construction et toutes sortes de matériaux. En avant de ces remparts, des tas d'ordures ont été alignés en travers de la chaussée et aspergés d'essence, prêts à être enflammés. Plusieurs lignes de défense ont été aménagées. Derrière ces remparts, des jeunes gens montent la garde, prêts à repousser de nou­velles attaques, avec des empilements de pierres comme réserves de munitions. À la moindre alerte, on tape furieusement sur les barrières métalliques et des panneaux pour battre le rappel des renforts. Des femmes ont confectionné de curieux casques en carton et les terre-pleins de la place ont été transformés en carrières d'où l'on extrait des gravats qui serviront de projectiles.
Un service médical d'urgence s'est mis en place. Une petite mosquée coincée dans une allée qui mène à la place sert d'hôpital principal. Des antennes médicales avancées sont installées près des lignes de défense, quelques chaises et des bâches sur lesquels on allonge les blessés. Les médecins et les infirmiers sont des bénévoles, souvent des étudiants en médecine, en même temps que des militants.
Dans le petit poste de secours improvisé du côté du Musée égyptien, où ont eu lieu les affrontements les plus violents, le Dr Sherif Omar a les yeux cernés, mais les jeunes infirmières le couvent du regard. Sa blouse est maculée de sang et de teinture d'iode, après qu'il a traité des centaines de blessés pendant les combats de la veille, qui se sont poursuivis tard dans la nuit. «Nous occupons cette place pacifiquement depuis maintenant six jours. Et soudain, nous avons été attaqués par des hooligans prétendant manifester pour la stabilité», explique le jeune médecin. «Si Moubarak ne s'en va pas, il y aura de nouveaux heurts. Les médias d'État nous décrivent comme de dangereux émeutiers qui menacent la stabilité du pays. Alors que les casseurs et les fauteurs de troubles sont ceux qui nous ont attaqués avec des cocktails Molotov. La plupart sont des policiers en civil qui se font passer pour des manifestants», dit le Dr Omar.

Chasse aux policiers en civil 

La chasse aux policiers en civil infiltrés est générale. Des groupes passent en entraînant avec eux des agents provocateurs démasqués. On les interroge dans une agence de voyages de la place. La veille, trop nombreux, ils ont été regroupés dans une des entrées de la station de métro Sadate, transformée en centre de détention improvisé. Une petite exposition a été installée sur le trottoir, montrant les cartes d'identité des policiers, un cocktail Molotov, des couteaux, des coups-depoing américains et des étuis de car­touches de tous calibres saisis un peu partout, avec une pancarte au stylo indiquant qu'ils avaient été saisis sur des policiers.
Loin d'avoir découragé les protesta­taires, l'attaque des partisans de Moubarak semble avoir plutôt développé leur détermination. «Le dernier discours de Moubarak m'avait convaincue, dit Hanna Mohammed, une toute petite dame au visage entouré d'un foulard rouge. Je me disais qu'après tout, on pouvait bien attendre six mois avant qu'il ne s'en aille, au bout de trente ans ce n'est pas grand-chose. Mais en envoyant hier des Égyptiens contre d'autres Égyptiens, il a commis quelque chose de terrible. Ce qui s'est passé ici mercredi m'a fait revenir sur la place de la Libération, et je vais y rester.»
Les haut-parleurs hurlent jour et nuit. D'un côté, les Frères musulmans scandent des «Allah est grand» toutes les trois phrases. De l'autre, le guitariste Romi Essam fait cracher à ses amplis un rock humoristique sur Moubarak, guitare à la hanche, un bandage sous sa cas­quette.
Sur le terre-plein central, des gens dorment pêle-mêle à même le sol, enroulés dans des couvertures. Un groupe de jeunes filles a monté une tente baptisée «Hôtel de la Liberté». «Moubarak en a fait hésiter certains en annonçant qu'il ne se représenterait pas, mais l'attaque de ses supporteurs les a remobilisés», dit Noura al-Gazzar, une jeune étudiante de 24 ans. Elle et ses amis appartiennent à la génération Twitter, ils ont été les premiers à déclencher la fronde, prenant tout le monde de court, le régime comme les partis d'opposition. «Cette génération est meilleure que la nôtre, nous avions peur, et eux pas», dit Yasser Ghanim, un biochimiste égyptien revenu en hâte du Qatar pour participer à cet «événement historique». «Ils nous ont rendu notre dignité, nous ne sommes plus du bétail mais de nouveau des êtres humains.»
«Ils sont formidables, les plus vieux ont à peine 28 ans et je me mets à leur ser­vice !», dit le Dr Mahmoud Hamza, un ­riche industriel. «J'avais participé à des manifestations dans les années 1968, mais ça n'a rien à voir. Aujourd'hui nous avons une révolution, comme vous en France!»
Les barbus sont aussi présents sur la place. Longtemps réprimés, les Frères musulmans ont parfaitement saisi l'occasion qui se présentait et participent activement à la défense de la place de la Libération, sans pour autant diriger l'ensemble d'un mouvement sans tête. «Nous sommes ici jusqu'au départ de Moubarak», dit le Dr Mohammed al-Beltagy, ancien parlementaire et porte-parole des Frères musulmans. «Nous croyons en la démocratie et dans le droit de chacun d'exercer sa religion. Le régime n'a pas encore compris qu'il s'agissait d'une révolution.»

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