Pour doper leurs exportations et relancer leur économie, certains pays, comme les Etats-Unis, la Chine, le Japon, le Royaume-Uni et nombre de pays émergents, sont prêts à tout pour faire baisser leur devise. Au risque d’aggraver le désordre planétaire.
Nom d’un canard laqué ! Si ce n’est pas une déclaration de guerre, ça y ressemble. Et c’est loin d’être la seule : depuis un an, Thaïlandais et Coréens critiquent eux aussi vertement la Chine, Brésiliens et Indiens reprochent aux Etats-Unis d’inonder le monde de dollars, l’Europe et Singapour désapprouvent les émissions massives de billets par les Japonais… «On n’avait pas vu un tel capharnaum monétaire depuis les années 1930», s’inquiète Gaël Giraud, de l’Ecole d’économie de Paris. «C’est une nouvelle menace pour la stabilité du système financier», concède Patrick Artus, de Natixis. «Rien ne pourrait être pire pour l’économie mondiale», a renchéri le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, lors du dernier G20. N’en jetez plus !
Certes, le bidouillage de devises est aussi vieux que le commerce. Mais la nouveauté, c’est qu’aujourd’hui presque tout le monde s’y adonne en même temps, et avec un objectif semblable : faire baisser la monnaie. Avoir une devise faible présente en effet de sérieux avantages. En réduisant le prix des produits fabriqués chez soi face à leurs concurrents étrangers, elle dope les exportations. Tentant. En particulier pour les Etats-Unis et le Royaume-Uni, où la consommation des ménages, laminée par la crise, est à plat pour les trois ou quatre années à venir… «Ces deux Etats ont épuisé l’arme des plans de relance et leurs taux directeurs sont déjà près de zéro, analyse Anton Brender, chez Dexia. Le taux de change est donc la seule cartouche qu’il leur reste pour relancer leur économie.» Mais ce n’est pas vraiment du goût des nations émergentes. Depuis deux décennies, leur croissance est en effet tirée par le dynamisme des exportations : elles aussi veulent à tout prix conserver une devise faible. «Leur consommation intérieure n’est pas encore assez musclée pour prendre le relais», précise Jean-Jacques Ohana, spécialiste des risques de marché.
L’ennui, c’est que tout le monde ne pourra pas décrocher le saint Graal. Car, c’est mécanique, dans le système actuel de taux de change flottant, pour qu’une monnaie se déprécie, il faut qu’une ou plusieurs autres s’apprécient d’autant. «C’est le principe des vases communicants», rappelle Patrick Artus. La bataille des monnaies va donc faire des victimes. Et l’Europe pourrait bien, nous le verrons, être la principale d’entre elles Les premiers à s’être lancés dans ce petit jeu sont les Etats-Unis. Constatant que l’économie du pays peinait à rebondir, la Banque centrale américaine (Fed) a annoncé l’été dernier qu’elle allait racheter 600 milliards de dollars de bons du Trésor américain. Pour les payer, elle a, comme pendant la crise, imprimé de nouveaux billets, aussitôt déversés dans le système financier. Avec succès : cette injection massive de dollars a immédiatement fait baisser la valeur de ce dernier face aux autres devises. Entre juin et octobre, son taux de change effectif – c’est-à-dire face à la moyenne des monnaies de ses partenaires – a ainsi dégringolé de 10%.
Mais ce tsunami de billets verts n’a pas du tout plu aux Chinois. Depuis plus de vingt ans, le pays d’Obama et l’empire du Milieu sont en effet liés par un pacte infernal. Les Américains importent massivement des produits chinois à bas prix, en partie achetés à crédit. Les Chinois, qui épargnent plus qu’ils ne consomment, accumulent en contrepartie des montagnes de dollars, qui atterrissent dans les coffres de la Banque centrale chinoise (la BPC). Aujourd’hui, elle en détient près de 2 650 milliards, l’équivalent de la moitié du PIB du pays. Et elle en utilise une partie pour acheter des bons du Trésor américain. Grâce à cela, le gouvernement d’Obama peut continuer de s’endetter sans difficulté pour soutenir son économie. «C’est la cigale et la fourmi qui se tiennent par la barbichette», sourit l’économiste Michel Lelart.
Ça ne fait pas vraiment rire les fourmis chinoises, qui se retrouvent prises au piège. Une dépréciation du dollar face au yuan serait en effet catastrophique pour leur pays. D’abord parce qu’elle ferait perdre de sa valeur à la montagne de dollars accumulée par la BPC. Mais surtout parce qu’avec un yuan plus cher les produits chinois seraient moins compétitifs pour les consommateurs occidentaux, qui seraient alors tentés de leur préférer les frigos et télés des autres pays d’Asie… «Pour la Chine, ce serait intolérable, prévient Michel Lelart. Elle a trop besoin du moteur des exportations pour fournir du travail à ses millions de paysans qui débarquent chaque année dans ses villes.»
Voilà pourquoi Pékin s’acharne à maintenir une parité à peu près fixe avec la monnaie d’Obama. Pour y arriver, la BPC rachète massivement des dollars chaque fois que la Fed en réimprime, histoire de maintenir l’offre de billets verts constante face au yuan. Rien qu’en octobre dernier elle a ainsi ingurgité 100 milliards de dollars. «Si elle stoppait ses achats, la devise américaine s’effondrerait et le yuan s’apprécierait de 20%», note Charles Wyplosz, économiste à l’Institut des hautes études internationales.
Hélas ! Les autres pays émergents n’ont pas les moyens de jouer au petit jeu du «qui suit le dollar» : leurs Banques centrales n’ont pas les moyens de racheter assez de billets. D’autant qu’ils doivent faire face à une autre phénomène : l’afflux massif de capitaux sur leurs Bourses et marchés financiers. «Comme ces pays ont une croissance et des taux d’intérêt plus élevés que l’Europe ou les Etats-Unis, les investisseurs s’y ruent pour placer leurs billes», décrypte Patrick Artus. En 2010, les dragons asiatiques et l’Amérique latine ont ainsi reçu plus de 825 milliards de dollars de capitaux, contre 581 en 2009. Un déferlement qui renforce la demande de monnaies locales et, donc, accélère encore leur flambée face au dollar. Depuis mars 2009, le real brésilien et le bath thaïlandais ont grimpé ainsi de plus de 30%, le won coréen de 28%, la roupie indienne de 20%…
A long terme, sans doute, ces pays ont-ils intérêt à ce que leurs monnaies s’apprécient. «Des devises fortes aident les Etats en pleine croissance à maîtriser leur inflation et à renforcer leur industrie», rappelle Anton Brender, de Dexia. Le problème, c’est qu’elles grimpent bien trop vite, déstabilisant au passage les Bourses et les marchés locaux, et rendant encore plus tranchante la concurrence de l’empire du Milieu. «Mes puces sont 20% plus chères que les chinoises : je vais bientôt devoir licencier !», s’angoisse ainsi Manuel de Almeida, patron d’un fabricant informatique de São Paulo, au Brésil.
Qu’il se rassure : les gouvernements émergents n’ont pas l’intention de se laisser faire. A défaut d’acheter des dollars à tour de bras, la plupart ont adopté des mesures afin de freiner l’afflux de capitaux : le Brésil taxe à hauteur de 6% les achats d’obligations venus d’ailleurs ; l’Inde interdit aux spéculateurs étrangers de détenir des portefeuilles d’actions sur son territoire ; l’Indonésie les contraint à garder leurs obligations d’Etat au moins un mois avant de les revendre, et le Vietnam à laisser leurs capitaux un an sur place avant de les rapatrier…
Les pays développés ne sont pas non plus épargnés par le déferlement de dollars. A commencer par le Japon : rien qu’entre juin et septembre dernier, son yen a flambé de 10%. Comme l’économie nippone semble un peu plus solide que celles de la zone euro et des Etats-Unis, nombre d’investisseurs s’y réfugient. Pour limiter les dégâts, la Banque centrale japonaise fait donc, elle aussi, marcher la planche à billets. En septembre dernier, elle a imprimé 1 600 milliards de yens, qui lui ont permis de racheter 20 milliards de dollars. Grâce à cela, la devise nippone a reculé de 3%.
Et la zone euro, dans tout ça ? Eh bien, rien. Alors que toutes les Banques centrales des grands pays agissent tant bien que mal sur les taux de change, la BCE, elle, se l’interdit. «Son unique mission est de veiller à la stabilité des prix», rappelle Romain Rancière, de l’Ecole d’économie de Paris. Ça tombe bien, car les pays membres seraient probablement incapables de se mettre d’accord sur le niveau optimal de l’euro. L’Allemagne a plutôt intérêt à ce que la monnaie unique soit forte : comme son industrie est spécialisée dans le haut de gamme, ses exportations sont peu sensibles à la concurrence internationale et à la variation des changes.
Mais, depuis un an, elle est régulièrement contrariée par des hoquets conjoncturels. A chaque nouvelle crise de panique sur la dette de l’un des Piigs, les investisseurs inquiets revendent en effet en masse leurs actifs en euros sur les marchés, ce qui fait baisser la monnaie unique. Et le mal est aggravé par les spéculateurs qui parient des milliards sur la baisse de la monnaie unique, en pratiquant la vente à découvert ou en se gavant de CDS.
Voilà pourquoi, après avoir frôlé 1,50 dollar en décembre 2009, l’euro a plongé à 1,20 lors de la crise grecque, avant de remonter à 1,40 lorsque la Fed a relancé la planche à billets, puis de rechuter à 1,30 lors du sauvetage irlandais… «Tant qu’elle sera ballottée entre ces forces contradictoires, notre devise restera très volatile», regrette Laurence Boone.
Pour le business, il n’y a rien de pire. Le yo-yo de l’euro gèle en effet la stratégie des entreprises et sème la pagaille dans leur trésorerie. Vincent Rouffiange, directeur commercial d’Amplitude Systèmes, ne dira pas le contraire. Quand la monnaie européenne dépasse 1,40 dollar, comme en 2009, son entreprise perd ses marges sur les machines à lasers qu’il vend aux hôpitaux américains. «Mi-2009, nous étions sur le point de délocaliser une usine aux Etats-Unis pour baisser nos coûts de production, explique-t-il. Mais soudain, l’euro s’est remis à baisser !» Du coup, lui et son patron ne savent plus trop quoi faire.
Sommes-nous donc condamnés à regarder notre propre devise osciller sur les montagnes russes sans rien faire ? Heureusement pas. Même s’ils ne sont pas d’accord sur le niveau de l’euro, les Etats membres pourraient commencer par autoriser la BCE à intervenir pour éviter les trop gros pics, comme son homologue nippone. «Il suffirait de modifier un peu le traité de Maastricht», explique Jean-Jacques Ohana. Mais cela ne fonctionnerait que si, dans le même temps, les gouvernements affirmaient une fois pour toutes qu’ils étaient solidaires. Et que la BCE garantissait la dette de chacun d’entre eux. «Tant que les marchés auront l’impression que la France et, surtout, l’Allemagne envisagent de lâcher les maillons faibles, la spéculation continuera», regrette Jean-Hervé Lorenzi, du Cercle des économistes.
Autre piste : renforcer la régulation du système monétaire mondial. Nicolas Sarkozy a promis que le G20, qu’il va présider pendant un an, proposera bientôt des mesures. Les deux options aujourd’hui les plus sérieuses sont le développement des DTS (lire encadré page 16), la pseudo-monnaie du FMI, et surtout la création d’une taxe sur les achats et ventes de monnaies à très court terme, afin de décourager les spéculateurs.
Mais le désordre monétaire ne pourra pas vraiment se résorber tant que le pays des baguettes continuera de financer l’immense déficit commercial des Etats-Unis. «Les Chinois y travaillent dur, indique Jean-Jacques Ohana. Le jour où ils auront trouvé un moyen de se débarrasser de leurs dollars, l’économie américaine pourrait bien s’effondrer.» Aïe…
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