La révolution tunisienne a été exceptionnelle à deux titres. Tout d'abord, elle a révélé un mécontentement populaire d'une ampleur insoupçonnée, sans complot préalable ni dimension autre, idéologique ou religieuse. Ensuite, cette révolution s'est exportée très rapidement et presque à l'identique dans plusieurs pays. Face à des événements aussi improbables, les économistes ont fait preuve d'une surprenante réserve, oubliant qu'il existe tout un ensemble de travaux consacrés à la « théorie économique de la révolution », dont les analyses sont très pertinentes sur au moins trois points :
Le caractère politiquement déstabilisant de la croissance. La Tunisie et l'Egypte, premiers pays concernés, font partie des pays arabes dont la croissance a été la plus forte et la plus régulière dans les années 2000 (avant la crise). Dès 1963, un auteur célèbre, Mancur Olson, a appelé l'attention sur les aspects politiquement déstabilisants d'une croissance longue : premièrement, elle bouleverse les structures économiques, ce qui multiplie le nombre des gagnants et des perdants ; deuxièmement, elle fait naître des anticipations très optimistes, qui, en cas de ralentissement, impliquent des réajustements douloureux ; troisièmement, elle accroît les attentes de la population vis-à-vis du gouvernement.
La transformation d'un mécontentement populaire en révolte de masse dans une autocratie est exceptionnelle. Selon Gordon Tullock, autre auteur célèbre, les révolutions sont très rares et leurs chances de l'emporter sont a priori très faibles. Elles peuvent en effet s'analyser comme la fourniture privée d'un bien public : un individu sait qu'il en bénéficiera même s'il ne participe pas aux actions révolutionnaires -il n'a donc aucun intérêt « rationnel » à le faire, compte tenu des risques personnels que cela implique. De plus, les gouvernements ont par définition un avantage considérable quant à l'usage de la violence (à condition qu'ils en assument les conséquences). Les autocraties ne peuvent alors être renversées que si une dissension a lieu à l'intérieur de la classe dirigeante, comme cela s'est produit en Tunisie, en Egypte ou en Libye (même si dans le cas présent les problèmes internes à la classe dirigeante ont été plus une conséquence qu'une cause des manifestations initiales).
Le caractère imprévisible des révolutions dans les régimes autocratiques a des raisons précises. Un troisième auteur important, Timur Kuran, inspiré par l'expérience de la révolution iranienne (1978-1979), s'appuie sur une distinction ingénieuse entre les préférences privées et les préférences publiques pour expliquer pourquoi « une étincelle peut mettre le feu à toute une prairie » (Mao Tse Toung). Dans un régime autocratique, afficher ses vraies préférences est très risqué. Les individus vont alors révéler des préférences publiques « stratégiques », c'est-à-dire plus en accord avec la pensée officielle. Toutefois, quand l'écart entre préférences privées et préférences publiques dépasse un certain seuil, un réajustement brutal se produit. La différence entre préférences privées et préférences publiques disparaît. La plupart des individus constatent alors qu'ils partagent les mêmes aspirations. L'effet de surprise s'explique donc simplement par le fait que, dans une autocratie, personne ne dispose d'une information correcte sur les vraies préférences des individus - ni le gouvernement, ni l'opposition, ni la population.
Il y a enfin un quatrième point qui, lui, n'est pas intégré dans la théorie : le rôle joué par une autre « révolution », celle de l'information et du multimédia. Déjà, lors de la chute du mur de Berlin, on avait souligné l'impact de la télévision ouest-allemande en Allemagne de l'Est. Certes, les effets en cascade ne sont pas en soi des phénomènes nouveaux. Ils s'expliquent en général, très simplement, par des processus d'imitation : ce qu'un pays est parvenu à faire, un autre peut espérer le reproduire. Mais, avec l'Internet, les satellites et les téléphones mobiles sophistiqués, on peut maintenant transmettre n'importe quel type d'information n'importe où. Cela permet non seulement d'envoyer des témoignages à l'ensemble de la planète mais aussi de coordonner « en direct » l'action des manifestants, comme des armées en opération - et cela de façon quasi anonyme.
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