jeudi 10 février 2011
Au revoir et merci
Après vingt-cinq années parmi les plus belles et les plus intensément remplies de mon existence, je mesure combien j'avais fini par confondre Le Monde avec ma vie. Tout cela ne faisait qu'un et il ne pouvait exister à mes yeux qu'un journal, "le grand quotidien du soir", comme il ne pouvait exister qu'une seule vie, vécue au sein de notre prestigieuse et attachante maison.
Diriger Le Monde fut un honneur. Au moment de quitter ce que j'ai tant aimé, je tiens à remercier ceux qui, en 2007, m'ont encouragé à prendre de si lourdes responsabilités. Et ceux qui, pendant ces années difficiles de restructuration, m'ont accordé leur confiance et ont oeuvré à mes côtés dans un esprit d'abnégation exemplaire. Au premier rang desquels Laurent Greilsamer, infatigable directeur adjoint du Monde, Alain Frachon, qui accepta d'être directeur de la rédaction au milieu des tempêtes, et Sylvie Kauffmann, qui prit la relève début 2010 avec tant d'énergie, de panache et de talent.
Sous leur direction, nous avons fait un bon et un beau journal, avec les moyens du bord, c'est-à-dire peu de moyens, mais avec une rédaction qui s'est battue sans jamais baisser les bras dans un contexte chahuté pour les métiers de l'information, alors que le sort du Monde menaçait de se jouer à la barre du tribunal de commerce. Chacun a pris ses responsabilités avec courage et enthousiasme face à l'adversité. Notre entreprise était humaine, donc fragile. Nous nous sommes efforcés jour après jour de lui garder tout son sens, toute sa valeur, toute son attractivité.
Ensemble nous avons continué d'innover, d'améliorer Le Monde en nous adressant à l'intelligence de nos lecteurs, conscients que nous sommes de leur stimulante exigence. Je suis particulièrement fier que le grand quotidien de langue française qu'est Le Monde, avec son style bien à lui, ait cultivé son ouverture sur l'extérieur et manifesté sa curiosité pour les idées nouvelles qui traversent et agitent nos sociétés. C'est dans cet esprit d'aller regarder ailleurs que nous avons créé les pages "Planète", consacrées aux grandes problématiques de l'environnement et des populations, une Page trois, offrant chaque jour un traitement original de l'actualité, les pages "Contre-enquête", répondant sans concession aux questions clés de l'actualité. Que nous avons aussi organisé dans nos pages les grands rendez-vous consacrés aux débats, qui ont souvent trouvé leurs prolongements dans l'auditorium du Monde ou chez nos amis du Théâtre du Rond-Point.
Cette dynamique éditoriale était indispensable. Pour une marque de presse, l'innovation est une assurance-vie. Etre le premier reste souvent la garantie d'être le meilleur. Chaque jour nous avons essayé de rendre notre journal et ses contenus indispensables, indiscutables, au milieu d'une révolution technologique invitant à un exercice complexe : allier rapidité et profondeur, réactivité et fiabilité. Apprendre, surprendre, éclairer, aider à réfléchir. Etablir des hiérarchies, trier, décrypter, mêler pertinence et impertinence. Se libérer des préjugés, se méfier des habitudes.
Faire et refaire, offrir un journal inspiré, écrire juste, clair et dense. La tâche était et reste exaltante, dans un contexte où le culte de la gratuité semble retirer à l'information tout son prix. Pour donner de la valeur à l'éphémère, nous avons offert le meilleur du Monde dans un mensuel, multiplié les hors-série thématiques et les atlas avec les équipes de La Vie. Nous avons exploité nos archives avec les Editions des Arènes et la puissance du Net. Bref, nous avons ouvert notre Monde pour lui donner sa pleine dimension.
Je suis heureux aussi d'avoir pu donner à des femmes ayant de grandes qualités des responsabilités majeures au sein du journal, à la tête de services phares, et, bien sûr, pour la première fois de notre histoire, à la direction de la rédaction. Je suis heureux enfin d'avoir permis le rapprochement du Monde "papier" et du Monde interactif en les réunissant sous un même toit en septembre 2009, jetant ainsi les fondations d'un seul Monde au service d'une seule grande marque de presse, tous supports confondus, tous ensemble et tous différents.
Je voudrais bien sûr rendre hommage à Louis Schweitzer, ancien président du conseil de surveillance, et à David Guiraud, ancien vice-président du groupe. Tous les deux m'ont épaulé dans des tâches nouvelles pour moi de gestion, de rationalisation de nos coûts, de redressement de notre exploitation, afin de faciliter une lourde et nécessaire opération de recapitalisation. Là encore le chemin fut difficile, douloureux parfois - un plan social touchant 130 personnes, des cessions d'actifs comme La Procure, Fleurus et les Cahiers du cinéma. Il fallait, pour réussir, des équipes éditoriales et managériales soudées, marchant d'un même pas dans la même direction. Ce fut le cas, et je salue la valeur morale tout autant que la compétence des dirigeants et des cadres qui, chacun à son poste de responsabilité, ont permis à notre groupe de rester debout.
Les efforts n'ont pas été seulement accomplis au Monde. Le pôle magazines, avec Télérama, Courrier international et La Vie, s'est illustré par une belle vitalité. Quant à notre filiale numérique, elle a poussé les feux de la nouveauté sur le site du Monde.fr comme sur les iPhone, iPad et autres tablettes. Au total, jamais l'audience de la marque Le Monde n'a été aussi forte, avec plus de 7 millions de lecteurs, internautes et mobinautes.
Un nouvel avenir se profile aujourd'hui pour Le Monde, avec une nouvelle direction et des moyens accrus. Je souhaite de tout coeur bonne chance à mon successeur désigné et ami Erik Izraelewicz, ainsi qu'à l'équipe dont il s'entourera pour entraîner notre collectivité - j'aurai toujours du mal, parlant du Monde, à abandonner ce "notre". Il ne m'appartient pas de dresser mon bilan. D'avoir servi au mieux notre idéal, animé sans cesse par un esprit d'indépendance et de combativité, suffit à ma paix intérieure.
Je ne saurais partir sans exprimer une pensée toute particulière à l'attention d'André Fontaine, le directeur qui m'"embaucha" au printemps 1986 et m'apprit mieux que quiconque la lourdeur de la tâche, l'humilité qu'il faut garder, la tension permanente entre passion et sang-froid, l'ambition de hisser Le Monde toujours plus haut. Son soutien bienveillant, ses visites du soir, sa lucidité, tout cela me restera comme un cadeau que vous fait la vie sans que vous l'ayez demandé, sans même être bien sûr de l'avoir mérité. C'est dire combien, à travers notre ancien directeur, je resterai attaché à cette aventure collective dont tout un chacun, au Monde, doit être fier.
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