Eric Rouleau, ancien journaliste, ambassadeur en Tunisie et en Turquie, a très bien connu le colonel Kadhafi.
Eric Rouleau - Je connais Mouammar Kadhafi depuis 1971, soit deux ans après qu'il a renversé la monarchie Senoussi. Il n'était pas connu, inculte, curieux de tout et, comme Nasser lui avait dit «méfie-toi des Etats-Unis et de l'URSS, mais tu peux faire confiance aux Français», il s'est vite lié avec moi car j'étais journaliste français et parlais sa langue, l'arabe. Kadhafi est ignare, mais rusé, sous une apparence de naïveté. En 1973, voulant absolument être invité par la France alors que Pompidou refusait de le recevoir, il a profité de ma position au quotidien Le Monde pour organiser un colloque rassemblant, à sa demande, des « sionistes et des rabbins français ». Il était persuadé, ajoutait-il, de pouvoir les gagner à la cause palestinienne. A son arrivée à Paris, Pompidou s'est senti contraint de lui accorder une audience. Il était le meilleur client de la France en achats d'armements, en particulier d'avions de chasse et de bombardiers.
On a beaucoup dit qu'il était fou aussi...
On l'a dit fou alors que c'est surtout un mégalomane. Kadhafi, admirateur passionné de Nasser, croyait, après la mort de celui-ci, qu'il était investi de la mission d'unifier le monde arabe ; d'où ses multiples tentatives d'unir la Libye à divers pays arabes, en vain d'ailleurs. Des années plus tard, il se voyait à la tête d'une Afrique unifiée. Il a financé des organisations palestiniennes vouées exclusivement à la violence, des milices libanaises pendant la guerre civile dans le pays du Cèdre, les nationalistes irlandais dans leur lutte contre le gouvernement britannique. Il a soutenu des mouvements révolutionnaires anti-Américains en Amérique latine et, quand on lui disait qu'il était fou de le faire, il répondait : «Pourquoi ne le ferais-je pas, les Américains financent bien des mouvements anti-Arabes!» Pour lui, la petite Libye valait bien la puissante Amérique.
Mais est-il intelligent ?
Il est surtout calculateur. En 2004, il se livre à un spectaculaire changement de politique et d'orientation. Il offre au « Grand Satan » américain de renoncer au terrorisme, qu'il pratiquait partout dans le monde, et à la fabrication d'armes nucléaires, en échange de quoi il sollicitait la neutralité bienveillante de Washington à son égard. Il craignait alors de connaitre le sort de Saddam Hussein qui, l'année précédente, avait été fait prisonnier en Irak par les forces américaines. Depuis ce compromis, le commerce americano-libyen a plus que décuplé.
Voyez-vous Kadhadi comme un dictateur sanguinaire ?
Je n'emploierais pas le terme de sanguinaire. Je connais sa responsabilité dans l'assassinat de certains opposants, dont un ancien ministre des Affaires étrangères qui voulait introduire une forme de démocratie. La torture, et probablement des mises à mort, étaient courantes dans ses prisons. Ce n'est que récemment qu'il s'est livré à des massacres.
Quelle est sa marque de fabrique ?
J'ai réalisé un documentaire sur lui dans les années 80. Issu d'un milieu petit-bourgeois, il chercha l'ascension sociale en intégrant le corps des officiers. Dès le lycée, il participait à des manifestations et rêvait de suivre l'exemple de Nasser, son idole. Lors du tournage, Kadhafi a montré un visage insolite. Il insista pour me conduire chez son père, âgé de 102 ans, auquel il manifesta une tendresse surprenante. Il lui caressait le crâne avec émotion en me parlant de la lutte menée par son père contre l'occupation italienne. A une autre occasion, il me retint toute une nuit dans son bureau pour me convertir à l'islam, lequel, soutenait-il, rassemblait toutes les vertus du judaïsme et du christianisme. Ayant échoué à me convaincre, il me remit au petit matin un exemplaire du Coran dédicacé. Ces deux anecdotes, inutile sans doute de le dire, ne définissent pas l'homme qui m'a le plus souvent paru orgueilleux, entêté et sans scrupules. On peut tout attendre de lui.
Recherchait-il quelque chose en particulier ?
De la reconnaissance. Kadhafi avait un insatiable besoin de reconnaissance. C'est pour cela qu'il était imprévisible, cherchant à surprendre constamment ses interlocuteurs, l'opinion publique. Avait-il besoin d'arriver à Paris avec sa tente de Bédouin ? Je connais ses palais, ses appartements privés. Le message était clair : Kadhafi n'a que faire de notre civilisation.
Kadhafi est-il un habile politique ?
Oui, si l'on prend en considération le système politique qu'il a mis en place. Il a créé ce qu'il a appelé la Jamahiriya (l'Etat des masses) en prétendant qu'il avait donné le pouvoir à son peuple, organisé en comités populaires dont il n'était que le guide. Or, il a transformé progressivement ces comités en milices qui constituèrent l'une de ses gardes prétoriennes.
Avez-vous conservé des relations avec lui ?
Je ne l'ai pas revu depuis une vingtaine d'années. Il m'a pourtant invité régulièrement pour la fête nationale libyenne mais, ayant eu le sentiment d'avoir fait le tour du personnage, je ne me suis plus rendu en Libye depuis que j'ai quitté le corps diplomatique français.
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