TOUT EST DIT

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mercredi 2 mars 2011

L'Inde et la gangrène de la corruption

Depuis quelques mois, c'est le sujet presque unique à la une des médias indiens. Il n'y a que l'embarras du choix. Le morceau du roi, c'est l'attribution de licences de téléphonie mobile à prix bradés à des opérateurs amis par Andimuthu Raja, le ministre des Télécommunications. Une affaire qui aurait coûté aux finances publiques entre 14 et 28 milliards d'euros, selon l'équivalent indien de la Cour des comptes. Raja est en prison et les patrons des groupes liés aux télécoms défilent chez les enquêteurs (« Les Echos » du 21 février). Autre affaire qui a beaucoup de succès : celle de l'immeuble situé dans un quartier hors de prix de Bombay, édifié sur un terrain militaire, pour des veuves de guerre. En réalité, les heureux propriétaires des appartements sont issus de l'élite militaire, politique et administrative de la ville. Et puis il y a aussi les scandales de la préparation des Jeux du Commonwealth, qui se sont tenus en octobre dernier à Delhi, et qui auraient fait l'objet de pots-de-vin massifs.
L'opposition s'est emparée de ces affaires et n'a pas hésité à paralyser la session d'hiver du Parlement sur ce thème. Le Parti du Congrès a dû céder à ses exigences et accepter la création d'une commission d'enquête parlementaire. Et le Premier ministre, Manmohan Singh, se trouve sérieusement affaibli. Non pas qu'il passe pour corrompu lui-même, loin de là, mais parce qu'il donne l'impression d'avoir laissé se développer sous son nez une culture de la corruption qui dépasse tout ce que le pays avait connu jusque-là.
Ces affaires ont un retentissement énorme dans la population, et notamment dans les classes moyennes, pour une bonne raison : tout le monde, en Inde, est affecté directement par la corruption. Celle-ci commence en effet tout en bas de l'échelle. Le site Web Ipaidabribe.com permet aux citoyens de raconter leurs expériences : 2.000 roupies (32 euros) pour ne pas être arrêté par la police après un accrochage, 5.000 roupies pour obtenir un passeport après cinq mois d'attente, 250 roupies pour faire enregistrer un mariage, 10.000 roupies pour éviter qu'un douanier ne confisque un ordinateur portable à l'aéroport... Et des populations bien plus pauvres sont frappées : la moindre formalité, la moindre prestation sociale peuvent donner lieu à paiement de commission. « Si vous avez droit à 5 kilos de riz d'aide alimentaire, vous en recevez 3 et les 2 autres sont vendus sur le marché noir », explique Balveer Arora, ancien chef du département des sciences politiques de l'université Nehru, selon qui « les pauvres sont en fait les plus touchés par les demandes de pots-de-vin », n'ayant pas les moyens d'exercer des représailles comme peuvent en avoir des gens bien introduits. C'est « la corruption du désespoir », renchérit Mallika Sarabhai, célèbre danseuse et militante anticorruption, « celle du malheureux qui donne 100 roupies pour obtenir qu'un hôpital accueille sa mère malade ». Et n'oublions pas, poursuit-elle, que si un policier extorque 200 roupies à un automobiliste, « il fait partie des gens les plus mal payés d'Inde ».
Globalement, l'ampleur du phénomène est colossale. L'ancien Premier ministre Rajiv Gandhi estimait que 85 % des prestations sociales (qui se chiffrent actuellement en dizaines de milliards d'euros par an) ne bénéficiaient pas à leurs destinataires... Les causes sont bien connues : omniprésence de l'Etat dans la vie économique, toute-puissance d'une administration appelée à donner son autorisation pour tout ( « Il faut 140 autorisations pour ouvrir un hôtel », affirme un homme d'affaires français). Les besoins des partis politiques pour financer des campagnes électorales dans d'immenses circonscriptions sont gigantesques. Tout cela engendre une collusion entre élus et fonctionnaires pour institutionnaliser la corruption. « Si vous donnez 500 roupies à un employé de base, il ne va probablement en garder que 50, le reste va remonter dans sa hiérarchie », explique le sociologue Dipankar Gupta.
Au total, l'Inde figure au 87 e rang, sur 178, du classement sur la corruption établi par l'ONG Transparency International, derrière le Brésil et la Chine, par exemple.
Les entreprises étrangères ne sont pas épargnées. « J'ai travaillé des années en Chine et dans tout le Sud-Est asiatique, mais je n'ai jamais vu ça », affirme le représentant d'un groupe français de produits de consommation. Pour obtenir un permis de construire, dédouaner des marchandises ou régler un différend fiscal, payer une commission est quasi obligé. Même si la plupart des responsables étrangers font traiter la question par un avocat ou un consultant qui leur facturent une prestation globale, ce qui leur permet de « ne pas savoir »...
La mobilisation actuelle va-t-elle changer les choses ? Le professeur Arora trouve trois raisons d'espérer : le développement des nouvelles technologies, qui permet, par exemple, de verser directement les aides sociales aux bénéficiaires en éliminant les intermédiaires ; la loi sur le droit à l'information qui fait émerger toutes sortes de données sur l'action des autorités ; l'activisme des ONG. Ces dernières sont en pointe dans la guerre contre la corruption, tout comme les médias et la Cour suprême, qui pousse les agences d'investigation dans leurs enquêtes. Mais la population affiche son cynisme, convaincue qu'aucun gouvernement n'ira très loin dans la lutte contre la corruption puisque tous les partis en profitent. « Quelques individus seront punis mais le système restera en place », pronostique Dipankar Gupta. Selon Mallika la pasionaria, « rien ne changera tant qu'un haut responsable n'aura pas été obligé de rendre l'argent qu'il a amassé. Ce qu'on n'a jamais vu en Inde ».

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