Dans les semaines, sinon les mois qui viennent, on ne manquera sans doute pas de vous raconter l’histoire de cette nation courageuse, qui s’est arrachée à un passé fait d’oppression coloniale, de misère et d’émigration massive et a connu une ascension vers la richesse aussi spectaculaire que sa chute. Et qui, mieux que les Irlandais eux-mêmes, pourrait nous la conter. Le jour où les experts de la Commission européenne, de la Banque Centrale Européenne et du Fonds Monétaire International atterrissaient à Dublin pour prendre en mains l’économie de l’Irlande, l’éditorial du Irish Times se lamentait : “C’est bien là toute la honte de l’affaire. Ayant obtenu notre indépendance de la Grande-Bretagne afin d’être les maîtres de notre sort, nous venons maintenant d’abandonner notre souveraineté."
La cause ? “Ayant passé les dix dernières années dans les brumes enivrantes de l’autosatisfaction face à notre réussite économique, nous sommes désormais confrontés à la réalité de son caractère illusoire”, écrit le romancier Joseph O’Connor dans le Guardian. “Des politiciens ineptes, des banquiers cupides et des spéculateurs immobiliers ont torpillé les certitudes sur lesquelles était fondée la vision que nous avions depuis peu de nous-mêmes.”
Mais le naufrage de la nef économique irlandaise est-il un phénomène purement local, que l’on pourrait attribuer à l’ineptie de ses politiciens et à l’avidité des spéculateurs ? Quand on porte son regard vers la marche sud-ouest de l’Europe, vers le Portugal, que la rumeur désigne comme le prochain candidat susceptible de confier les clés de sa souveraineté économique au triumvirat de la Commission, de la BCE et du FMI, c’est une autre version de l’histoire qui se dessine. “Le problème du Portugal est différent, commente le New York Times. Ses banques ne sont pas particulièrement en danger, mais l’Etat lui-même affiche un fort taux d’endettement et une faible croissance. Quant à la dette, tant publique que privée, elle est considérable.”
Si l’on ajoute à ce malheureux duo le cas récent de la Grèce, dont le peuple était il y a peu, qualifié “de ruseurs indécrottables” par le Financial Times Deutschland pour son apparente propension au clientélisme et à la fraude, il n’en est pas moins surprenant de constater que trois destins aussi fondamentalement différents ont tous abouti exactement au même résultat : effondrement, renflouement, perte de souveraineté.
Dans l’affaire, tout le monde semble avoir oublié une chose plus connue sous le nom de “marché”. Depuis la crise de la fin 2007, quand le gouvernement a nationalisé la dette monstrueuse qui pesait sur ses banques toxiques, le taoiseach Brian Cowen, avec ses homologues, ne cesse d’entonner le même mantra : le marché est un dieu mystérieux qu’il faut apaiser et se concilier, secteur public et niveau de vie doivent lui être offerts en sacrifice sur son autel.
Or, trois budgets d’austérité plus tard (sans parler d’une nouvelle série époustouflante de coupes sombres d’un montant de 15 milliards d’euros), le marché, alors que chômage et émigration augmentent en flèche, n’a pas l’air de meilleure humeur. A vrai dire, alors que le rendement de la dette irlandaise franchissait le seuil des 9 % la semaine dernière, telle est son ire que la prochaine génération irlandaise consacrera l’essentiel de ses efforts à éponger ses taux d’intérêt usuraires. En fait, on pourrait même soupçonner qu’il est dans l’intérêt du marché de prendre le peuple irlandais au piège d’un tel mécanisme, puisqu’il lui garantit de si juteux retours à l’avenir.
Pourquoi le travail d’un Irlandais vaudrait-il moins que celui d’un Français ou d’un Allemand ? Cela devrait être le cas, me diriez-vous, si vous pensez que toute entreprise humaine doit se soumettre à des forces qui la dépassent. Et avec un fatalisme qui frise la dévotion, les personnages falots qui président aux destinées d’un demi-milliard de personnes partagent entièrement cet avis.
Pour accentuer encore cet aspect froid et impersonnel, la Commission européenne et la BCE ont déclaré que les experts chargés de superviser le budget de l’Irlande n’avaient pas à être des personnalités publiques. Que le cœur économique d’une société démocratique soit désormais géré par une entité anonyme n’a apparemment rien de choquant à leurs yeux.
Il y a plus de vingt ans, Margaret Thatcher proclamait l’avènement de la doctrine TINA [There Is No Alternative], selon laquelle il n’y a pas d’alternative à l’économie de marché. Nul ne peut nier l’élan libérateur que cette politique a pu représenter pour les pays d’Europe Centrale et Orientale à peine débarrassés du morne joug soviétique ; ni l’attrait qu’elle exerce encore sur des économies dynamiques comme la Pologne, forte de liens historiques et géographique avec une Allemagne d’une solidité à toute épreuve.
Mais pour de plus en plus d’Européens, la main invisible des marchés est devenue une main de fer qui broie tout espoir de réalisation personnelle, de progrès et de qualité de vie. Vous aurez beau parler de croissance économique, si cette dernière ne s’accompagne pas d’un supplément de civilisation, elle est inutile. Et tous les tableaux Excel cherchant à démontrer le contraire n’y changeront rien : nous savons que notre civilisation a plus à y perdre qu’à y gagner.
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