TOUT EST DIT

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jeudi 2 décembre 2010

Un état omnivore, un tandem bancal, Washington analyse le pouvoir russe

"Batman et Robin" : telle est l'une des hypothèses évoquées par l'ambassade américaine pour qualifier les rapports mystérieux entre Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev. Dans d'innombrables télégrammes, obtenus par WikiLeaks et étudiés par Le Monde, les diplomates s'interrogent sur les ressorts du pouvoir exécutif russe, le choc des ambitions, et la capacité d'émancipation de M. Medvedev.
Mais ils sont confrontés à une difficulté classique : l'opacité du premier cercle. Cette opacité n'empêche pas les diplomates américains de porter un regard implacable sur l'évolution de la Russie. Les deux pays ont beau avoir relancé leurs relations depuis l'élection de Barack Obama, les Américains ne croient pas à la solidité de la "verticale du pouvoir", que Vladimir Poutine se targue d'avoir rétabli.
LE TANDEM
Le 31 mai 2006, deux ans avant l'élection présidentielle russe, les spéculations ont déjà débuté. Vladimir Poutine va-t-il renoncer au Kremlin, conformément à la Constitution ? Oui, écrit ce jour-là l'ambassade américaine. Dans le choix d'un successeur, "il sera motivé par la protection de sa richesse et de sa sécurité (contre des poursuites) et par la volonté d'assurer la continuité de son influence politique et de son statut social après son départ."
A son arrivée au Kremlin, en mars 2008, Dmitri Medvedev divise les analystes. Est-il un figurant, une marionnette, ou un dirigeant en devenir, que la fonction va transcender ? En septembre 2009, un article audacieux du président intitulé "En avant la Russie !" est perçu par certains comme un premier défi lancé à Vladimir Poutine. Pas par l'ambassade. "L'article est moins une rupture avec le passé poutinien qu'une tentative d'en modérer les excès."
Le 27 novembre 2009, l'ambassade souligne à nouveau "la division du travail" entre les deux hommes, malgré les frictions entre leurs conseillers : "la modernisation économique" pour le président, le "langage de la rue" pour le premier ministre contre "les oligarques et les critiques."

Plus les mois passent, et plus les diplomates américains se montrent sévères au sujet de Dmitri Medvedev, qui se contente de mots doux aux oreilles occidentales. Poutine, lui, se désengagerait de son travail au quotidien, laissant les affaires courantes à son premier vice premier ministre, Igor Chouvalov. "Au vu de l'histoire russe et des dynamiques actuelles du tandem, le format bicéphale de direction en Russie n'est pas destiné à être permanent", résume une note, le 5 février 2010.
Quelques jours plus tôt, dans une discussion informelle rapportée aux Américains, M. Medvedev a été interrogé sur ses vœux de carrière, en cas de départ du Kremlin. Sa réponse : président de la Cour constitutionnelle ou premier ministre. L'incertitude demeure pour 2012.
PIKALIEVO, LE REVELATEUR
La division du travail ne garantit nullement l'efficacité de l'exécutif. Une crise a révélé les tares d'un système entier : Pikalievo. C'est le nom d'un village où a débuté un mouvement social qui fait trembler le pouvoir en juin 2009. Les salariés de trois usines ont bloqué une autoroute pour attirer l'attention sur leurs difficultés.
L'ambassade souligne, le 15 juin, qu' "aucune des institutions conçues pour protéger les intérêts des citoyens n'a fonctionné : syndicats, partis politiques, et même des institutions d'Etat comme le Service fédéral anti-monopoles". En cause aussi, les gouverneurs, qui sont "moins jugés sur leur efficacité comme leaders ou leur capacité à résoudre les problèmes locaux que par leur soutien résolu aux autorités centrales".
Pikalievo "a servi à confirmer les stéréotypes" sur MM. Poutine et Medvedev. "Medvedev est un homme de paroles, frayant avec les hommes d'affaires occidentaux" tandis que Poutine "est un homme d'action, réglant leurs comptes aux oligarques dans les provinces." D'action, ou d'images télévisées ? Dans une autre note, à la mi-novembre 2009, l'ambassade rappelle qu'en 2006, "au pic du contrôle de Poutine dans une économie en plein essor, la rumeur circulait dans l'administration présidentielle que jusqu'à 60% de ses ordres n'étaient pas exécutés."
UN ETAT ETOUFFANT
En avril 2007, l'ambassade dresse un bilan sévère du poids excessif de l'Etat dans l'économie. "Depuis 2004, le gouvernement a mis la main sur la plus grande affaire de titanium au monde, il a consolidé ses positions dans Gazprom, il a fusionné 10 sociétés d'aviation au sein d'un conglomérat d'Etat et pris des positions majoritaires dans d'autres sociétés. Non moins fascinant a été le mélange d'avidité, de politique et de business derrière l'expansion de l'Etat dans l'économie."

Cette intrusion ne va que dans un seul sens : pas question pour les grands hommes d'affaires de gêner le pouvoir central. Les poursuites engagées contre l'ancien patron du groupe pétrolier Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, déjà condamné à huit ans de prison, sonnent comme un avertissement. "Il est communément admis que Khodorkovski a violé les règles du jeu tacites : si vous ne vous mêlez pas de politique, vous pouvez vous remplir les poches autant que vous voulez ", résume l'ambassade, le 30 décembre 2009.
L'Etat ne porte pas seul la responsabilité d'un système politique déficient. L'ambassade s'intéresse aussi aux carences de la société civile. Fin décembre 2006, les diplomates américains soulignent les faiblesses structurelles des ONG russes. La nouvelle génération d'activistes, rompus aux méthodes modernes, est trop famélique.
Les vétérans des droits de l'homme de l'époque soviétique "continuent de jouer un rôle leader disproportionné", note l'ambassade. Elle s'interroge aussi, le 1er avril 2009, sur le conservatisme des classes moyennes, "politiquement inertes", "formatées par une pensée hiérarchique" et "largement allergiques au risque". Cette tendance expliquerait le soutien dont bénéficierait le tandem Poutine-Medvedev.
UNE CORRUPTION SYSTEMIQUE

Une des plaies du système russe est la corruption. Le 19 novembre 2009, l'ambassade à Moscou explique qu'il existe "un consensus croissant parmi les analystes : même si l'élite au pouvoir voulait lutter contre la corruption, la crise économique a exacerbé" l'incapacité du pouvoir vertical à gérer ce phénomène. "Alors que la crise a réduit la taille du pot et que la rhétorique anti-corruption s'est accrue, certains Russes estiment qu'il vaut mieux prendre autant que possible tant qu'il est encore temps."
Un des nœuds de cette corruption se trouve là où sont concentrés 80% des investissements : dans la capitale. Le 12 février 2010, l'ambassade livre une analyse crue du fonctionnement de la mairie de Moscou, dirigée par Iouri Loujkov.
"Loujkov supervise un système dans lequel il semble que chacun ou presque à tous les niveaux est impliqué dans une forme de corruption ou d'activité criminelle. Le dilemme de Poutine et Medvedev est de décider quand Loujkov devient plus un risque qu'un atout." Sept mois plus tard, en septembre, Iouri Loujkov est débarqué.
Piotr Smolar

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