mercredi 8 décembre 2010
Les opérateurs télécoms
et les nouveaux barbares
Ils sont jeunes, séduisants, et de plus en plus riches ; ce sont les « barbares » d'Internet. Apple, Google, Amazon, Facebook ont remodelé à leur façon des pans entiers de l'économie, et ringardisé les empereurs du monde analogique. Vont-ils réussir à démoder les opérateurs télécoms ? Jusqu'à présent, peu de choses leur résistent. En l'espace d'une dizaine d'années, parfois moins, ces entrepreneurs ont réussi à changer la règle du jeu dans de nombreux secteurs. Apple est ainsi devenue la référence mondiale du téléchargement légal de musique : c'est la firme à la pomme qui fixe les prix pour le marché, et à chaque vente via iTunes, elle prélève sa dîme sur les maisons de disques. Google ? Toute entreprise souhaitant exister sur le Web doit désormais construire son site en fonction de ses algorithmes de recherche, et concourir sur sa plate-forme d'enchères publicitaires Adwords. Le petit libraire Amazon s'est pour sa part transformé en un hangar planétaire où tout s'achète et se vend, y compris du stockage de données à distance : un marchand total, sans limites. Quant à Facebook, ce vaste réseau de 500 millions d'« amis », aspire tous les usages d'Internet pour les intégrer dans sa matrice : photo et vidéo, messagerie instantanée, jeux, e-mail, commerce, voire paiement…
Chez les opérateurs télécoms, on appelle ces barbares incapables de rester dans leur silo les « over the top ». Ceux qui grimpent sur le dos des autres pour capter la valeur ajoutée. Au lieu de se comparer aux producteurs laborieux qui remplissent les tuyaux, ils chevauchent le réseau. Ils agrègent, supervisent, aiguillent, négocient… et à chaque fois, ils prélèvent leur commission d'intermédiaire ou leurs revenus publicitaires.
Ces conquérants aux moeurs un peu cavalières n'ont pas bonne presse auprès des Orange, Telefonica, Vodafone, Deutsche Telekom, etc. Car après s'être attaqués aux marchands du monde physique, aux majors du disque, aux médias traditionnels, ils remettent en question le modèle des télécoms. De ce point de vue, l'affaire Apple-Gemalto a fait office d'électrochoc. Le fabricant de l'iPhone s'est invité il y a seulement trois ans sur le marché de la téléphonie mobile. Depuis, il n'a de cesse de mordre dans le gâteau des opérateurs. Il a d'abord exigé en vain une rétrocession sur la facture mensuelle. Puis il a élaboré dans le plus grand secret un plan lui permettant de devenir propriétaire de la carte SIM. Le leader mondial de la carte à puce, le français Gemalto, lui a apporté son savoir-faire pour gérer ce petit circuit intégré qui sert à identifier un abonné mobile et à lui attribuer des droits sur le réseau. Armé de cette SIM, Apple allait pouvoir changer de fournisseur de connectivité à sa guise, ou bien réclamer une rémunération distributeur aux opérateurs.
Trahison ! Vodafone, Orange, Telefonica et compagnie ont battu le rappel, et formé une Sainte-Alliance qui a permis de repousser le barbare. C'est bien la première fois qu'ils parvenaient à faire front ensemble. Apple a fait marche arrière, mais à n'en pas douter, le coup suivant est déjà en préparation à Cupertino.
Et pas seulement là-bas. Google veut aussi siphonner les abonnements, même s'il cherche surtout à capter les revenus publicitaires des chaînes. Avec sa plate-forme de télévision connectée, les téléspectateurs n'ont plus besoin de souscrire un abonnement « triple play » (Internet plus téléphone plus télévision) auprès de leur opérateur. Une connexion à Internet suffit. Autre exemple : Amazon commercialise une liseuse, le Kindle, qui permet à ses utilisateurs d'acheter des livres numérisés en se connectant sur son site… sans jamais payer d'abonnement. Le libraire en ligne a acheté de la connectivité, pour garder l'exclusivité de la relation client. Ce dernier ignore s'il utilise le réseau d'Orange, de SFR ou de Bouygues Telecom. Citons également les détournements de trafic opérés par des spécialistes de l'« optimisation » des communications. Akamai se fait rémunérer par les entreprises afin d'assurer que leurs vidéos ou leurs données stratégiques arriveront à bon port malgré les pics de consommation de bande passante. En réalité, ce spécialiste stocke sur ses serveurs puis reroute en masse les informations sur le réseau des opérateurs, qui ne peuvent plus prévoir correctement le trafic. Petit à petit, les opérateurs sont dépossédés, coupés de leurs clients.
Plus dure est la chute pour la noblesse européenne des télécoms. Elle pensait avoir fait sa révolution, avec la libéralisation intervenue à la fin des années 1990 et l'apparition de vrais opérateurs « alternatifs ». Mais la deuxième vague sera bien plus cruelle : c'est l'oligopole des télécoms qu'on veut détruire. Les barbares estiment pouvoir capter une bonne partie de leur métier, ne leur laissant que les fondamentaux -l'entretien et la commercialisation de l'infrastructure. Pour eux, France Télécom pourrait tout aussi bien devenir « Réseau Télécom de France ».
C'est la pente naturelle des barbares. Il n'y a rien de plus intolérable pour eux que d'être tenus en lisière. Si le réseau, aux extrémités, est entre les mains d'un seul acteur, cela signifie que ce potentat peut leur interdire de passer, ou leur imposer des conditions. Justement, l'explosion du trafic crée des tensions qui se traduiront un jour ou l'autre par des restrictions d'accès. Et puis les « over the top » flairent l'argent. Trente à 100 euros par abonné tombent avec la régularité d'une horloge, chaque fin de mois, dans l'escarcelle des opérateurs. La recette a même tendance à augmenter avec les services « premium » qu'ils commercialisent. Télévision sur mobile, « triple play » grâce à la box, vidéo ou jeux vidéo à la demande, fibre optique, numéros spéciaux… De plus, les opérateurs sont les seuls à posséder une foule de détails sur les profils des internautes : quand et combien de temps ils se connectent, les services utilisés, les terminaux, l'adresse, les coordonnées bancaires… Ils vendent d'autant plus de services à leurs abonnés qu'ils les connaissent sur le bout des doigts. Voilà de quoi émoustiller les professionnels du marketing que sont les « over the top ».
Mais attention, personne ne veut éliminer les opérateurs. Plutôt que de devenir eux-mêmes des opérateurs, les barbares préfèrent accroître leur pouvoir de négociation, en devenant toujours plus gros et plus indispensables. S'ils ne veulent pas devenir des gestionnaires du déclin, les opérateurs vont devoir innover.
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