TOUT EST DIT

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mardi 15 février 2011

Entre hier et demain

Imaginez le face-à-face : d'un côté les membres du Conseil suprême des forces armées, de l'autre les cybermilitants auteurs de la révolte du 25 janvier. Moyenne d'âge : ici 70 ans largement révolus, là une trentaine à peine. Et ça discute. De quoi ? Mais des réformes que promet d'entreprendre une caste miraculeusement sortie de sa torpeur pour démanteler l'héritage du régime (dont elle avait la garde six décennies durant), prendre bonne note des doléances de ceux qui pourraient presque passer pour ses petits-enfants et reconnaître que « l'avenir du pays réside dans un pouvoir civil », elle qui n'aura pas cessé, depuis 1952, d'assurer l'alimentation en galonnés de ce même pouvoir.
À l'intention de ceux qui depuis trois semaines ne cessent de clamer que quelque chose a changé sur les bords du Nil - ils seraient bien en peine, ceux-là, de dire quoi -, il est bon de rappeler que oui, certes, il y a du nouveau. Ceci d'abord : alors que tous les dirigeants, ou presque, de la planète Terre avaient tablé jusqu'au bout sur les gouvernants en place, c'est du côté du peuple que le vent s'est levé. Et comme le bon peuple a la mémoire courte, il est facile a posteriori d'assumer la paternité de l'élan et de prétendre, par exemple, que la démocratie prônée il y a dix ans par George W. Bush est en train de prendre pied en terre arabe.
Pour un vieil observateur de la chose publique, il est toujours amusant de relever combien prompts à voir le progrès en marche sont les Grands de ce monde pour peu que les choses adviennent. Amusant mais inquiétant aussi tant un tel constat trahit la légèreté de ceux qui les dressent. Les États-Unis sont excusables, eux qui se retrouvent incapables d'imprimer leur marque sur le cours des événements alors qu'ils n'ont cessé d'alimenter les caisses de leurs protégés, véritable tonneau des Danaïdes. Mais le palmarès de l'humour, qu'on voudrait croire involontaire, revient à Hosni Moubarak obligé, croyait-il jeudi dernier, de se décerner un satisfecit de bonne conduite en affirmant n'avoir jamais « obéi aux ordres de l'étranger ». Et pourtant... Jusqu'à l'avant-dernier jour, Washington s'était contenté de formuler des vœux pieux, incapable de prédire de quel côté était en train de pencher la balance. Soucieuse d'éviter toute anticipation qui pourrait s'avérer malheureuse mais dans le même temps désireuse de s'accrocher ne fût-ce qu'au dernier wagon du train en marche, l'administration démocrate a constamment cherché à effacer le souvenir encore présent dans les mémoires du mot terrible de Franklin Delano Roosevelt, évoquant en 1939 le président du Nicaragua, Anastasio Somoza Garcia : « C'est peut-être un salaud, mais c'est notre salaud. »
La vérité, c'est qu'avec la fin de la guerre froide, les dictatures, incapables plus avant de jouer un bloc contre l'autre, ont entrepris de museler la presse, de consacrer la toute-puissance de la police, de truquer les élections, ce qui ne pouvait qu'amener inéluctablement à l'explosion généralisée au niveau de la rue. Dans le même temps, elles se sont condamnées à la surdité comme le prouve l'ahurissant jugement prononcé, au plus fort de la crise égyptienne, par le général Omar Souleimane : « Notre culture n'est pas encore mûre pour la démocratie. » À quel point le chef des services de renseignements avait perdu tout sens des réalités, ce même peuple vient de le prouver. Sans tirer un seul coup de feu mais en subissant les tirs des alguazils et leurs coups de matraque, la torture dans les cachots et les charges des méharistes, il a fait valoir ses droits à la liberté sans laquelle il n'y a pas de dignité.
Il n'est pas inutile de souligner à l'intention des organisateurs du mouvement appelé à soulever tôt ou tard une immense onde de choc à travers le Machrek et le Maghreb qu'ils doivent beaucoup à Hosni Moubarak. Sans sa malencontreuse intervention télévisée du 10 février, il est probable que l'issue aurait été plus lente à survenir. Ce soir-là, grimé comme un acteur de kabuki, arborant une fraîche teinte de cheveux, le verbe à contre-temps, le ton emphatique, il a donné aux jeunes le souffle qui commençait à leur manquer et à l'armée - qui le soutenait encore mais comme la corde soutient le pendu - une raison supplémentaire d'arrêter enfin son choix. Demain, dans six mois peut-être, les généraux ne seront plus dans la salle d'opérations. Mais d'ici là, et presque partout dans le monde arabe, ils resteront en place, à la fois acteurs et arbitres, ultimes recours souvent faute de mieux. Demain tout comme aujourd'hui, les nouvelles générations seront présentes sur toutes les places al-Tahrir. Demain, l'informatique représentera plus que jamais la fenêtre ouverte sur le monde et le lien de sécurité entre les hommes des cordées en marche vers les cimes. Bien sûr, peut-être aussi que, demain, des kleptocraties, comme les appellent joliment l'éditorialiste du Time, Joe Klein, poindront encore le bout du nez. Mais pour un temps que l'on souhaite le plus court possible.

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