L'homme qui a révolutionné les sciences sociales en s'inspirant du structuralisme propre aux linguistes est un écrivain puissant et réjouissant, comme en témoigne son entrée dans la Pléiade
A-t-on jamais osé une comparaison entre le vin et l'intellectuel (le cru et le QI), deux spécialités françaises par excellence ? À cette aune, Claude Lévi-Strauss serait un château-d'yquem, complexe, harmonieux, d'une longévité exceptionnelle, s'accordant avec le blanc-manger : l'anthropologue se livre en effet à une mise en perspective de l'anthropophagie, qui ouvre le cerveau comme le premier grand cru de Sauternes ouvre le palais : « Nous devons nous persuader que certains usages qui nous sont propres, considérés par un observateur relevant d'une société différente, lui apparaîtraient de même nature que cette anthropophagie qui nous semble étrangère à la notion de la civilisation. Je pense à nos coutumes judiciaires et pénitentiaires. » (1)
Suffisamment constitué, sûr de lui pour aller vers autrui et sembler s'y fondre tout en demeurant soi-même, telle est la structure d'yquem comme de Lévi-Strauss ; à rebours du petit vin ou du petit esprit, qui rejettent le prochain dans le lointain et se font dissemblables face à l'autre.
Claude Lévi-Strauss est un souverain passeur : « «Chaque homme, écrit Chateaubriand, porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger.» Désormais, le passage est possible. D'une façon inattendue, entre la vie et moi, le temps a allongé son isthme. » (2)
Il est surtout un écrivain raccord avec les modèles avoués par sa prose : Rousseau, Chateaubriand, Proust. Il est aussi gorgé de Baudelaire : « Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et sur excitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus. » (3)
Lévi-Strauss fut gibier de crématoire
Tristes tropiques (1955) ne saurait être réduit à un récit de voyage. C'est une sorte d'herbier de la fin des temps, dans lequel l'auteur contemple « l'abîme que nous frôlons » sur fond de dialectique du même et de l'autre, de l'identité et de l'altérité, de l'universel et du particulier. Mais aussi et surtout de l'innocence et de la culpabilité, en un récit à la première personne du singulier, empli de fièvre et de fulgurances.
Lévi-Strauss fut gibier de crématoire : il échappa de peu à la griffe nazie et il revient dans son œuvre sur ce bateau salvateur de 1941, qui le mena en Martinique puis aux États-Unis d'Amérique, avec André Breton et d'autres réfugiés. Or il se voit aussi en démon d'une terrible annonciation. Il étudie des peuples en sachant qu'il signe par là un permis d'inhumer leurs traditions bientôt ravagées.
Incarnât-il le meilleur de notre civilisation, il n'en constitue pas moins le truchement du pire. Et son œuvre est hantée par l'effroi de ce qui advient en notre nom et en celui d'un progrès jugé irréparable. Du coup, Roger Caillois, lorsqu'il reçut Claude Lévi-Strauss sous la Coupole en 1974, devait dire méchamment : « Je ne me sens pas le courage d'expliquer leur privilège à ceux qui en manquent. »
L'anthropologue a le courage de l'alarme à point nommé, sans frayer ensuite avec la masse des retardataires. Il s'engage en 1940 et laisse l'inactif d'alors, Jean-Paul Sartre, souscrire à Mai 68. Il prononce dès 1972, à New York, une conférence sur « Structuralisme et écologie », mais ne se mêle en rien au vert paradis des politiques enfantines. Il avoue un pessimisme foncier.
La religion n'est pour lui d'aucun secours
La présence de l'homme sur terre n'aura été pour celle-ci qu'un mauvais moment à passer. Il se pose en veuf de la quintessence indigène : « Le chef apparaît comme la cause du désir du groupe de se constituer comme groupe, et non comme l'effet du besoin d'une autorité centrale ressenti par un groupe déjà constitué. » (4)
La religion n'est pour lui d'aucun secours. Il effleure le bouddhisme : « Tout contribuait à me rapprocher plus que je ne l'avais jamais été de l'idée que je pouvais me faire d'un sanctuaire », écrit-il à propos d'un séjour dans un village mogh du territoire de Chittagong au mois de septembre 1950. Il s'abstient de tout geste rituel, mais constate : « Pour une fois, je n'aurais ressenti aucune gêne à les accomplir. Entre ce culte et moi, aucun malentendu ne s'introduisait. Il ne s'agissait pas ici de s'incliner devant des idoles ou d'adorer un prétendu ordre surnaturel. » (5)
Le petit-fils de rabbin qu'est Claude Lévi-Strauss a rompu avec le judaïsme. Et l'anthropologue ne cesse de rompre des lances avec le christianisme : « Le totémisme est d'abord la projection hors de notre univers, et comme par un exorcisme, d'attitudes mentales incompatibles avec l'exigence d'une discontinuité entre l'homme et la nature, que la pensée chrétienne tenait pour essentielle. » (6)
Ou encore : « Car c'est l'obsession des choses religieuses qui a fait mettre le totémisme dans la religion, tout en l'éloignant le plus possible, en le caricaturant au besoin, des religions dites civilisées, de peur que celles-ci ne risquent de se dissoudre à son contact. » (7)
Lire Claude Lévi-Strauss, c'est donc se confronter à une sorte d'alpha et d'oméga de la pensée du XXe siècle, qui s'est déployée en « queue de paon », comme disent du château-d'yquem les œnologues, en une expression digne des ethnologues...
Antoine PERRAUD
(1) Tristes tropiques (p. 415).(2) Ibid. (pp. 32-33).(3) Ibid. (p. 25).(4) Ibid. (p. 311).(5) Ibid. (p. 440)(6) Le Totémisme aujourd'hui (p. 451).(7) Ibid. (p. 546).
mercredi 4 novembre 2009
Claude Lévi-Strauss, penseur du grand large
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