TOUT EST DIT

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mercredi 4 novembre 2009

L’empreinte Lévi-Strauss

Monument de l’anthropologie, le père du structuralisme est décédé vendredi à 100 ans. Avant-gardiste, son travail sur les pensées «sauvages» fait aujourd’hui référence.

A l’esprit vient l’opposition du Lynx, maître du brouillard, et du Coyote. Emergent pêle-mêle des images d’Indiens nambikwara nus et couverts de cendres, ou de Jivaros, disant que Soleil et Lune étaient jadis sur Terre et tous deux mariés à l’Engoulevent. On pense à de curieuses oppositions : la femme et l’argile, les excréments et les météores, le cru et le cuit, le bambou et la liane… Mais, comme le refrain d’une chanson qu’on a dans la tête, cela paraît dérisoire devant le monument que représente Claude Lévi-Strauss, dont l’œuvre depuis plus d’un demi-siècle appartient au patrimoine mondial des sciences humaines.

«révolution copernicienne». On dit de Lévi-Strauss ce qu’on dit des plus grands : qu’il n’a pas apporté une réponse supplémentaire, aussi neuve soit-elle, aux questions qui étaient posées, mais qu’il a changé les questions, découvert un autre continent, réalisé une «révolution copernicienne» bouleversant l’anthropologie, l’ethnologie, la philosophie, la linguistique, la psychanalyse, l’historiographie. Il faudrait citer Ferdinand de Saussure, Emile Durkheim ou Marcel Mauss, pour aller quérir quelques «sources» d’une telle révolution, réaliser que les phénomènes socioculturels ne pouvaient plus être expliqués comme expressions de choix individuels, mais devaient l’être en termes de représentations ou d’obligations collectives. Par exemple, à la base de l’échange archaïque, comme le montrait Mauss, il y a le triple devoir, enraciné dans l’esprit collectif, de donner, recevoir et restituer, c’est-à-dire un principe de réciprocité duquel dépendent les relations de solidarité. Lévi-Strauss va plus loin dans Les Structures élémentaires de la parenté, en repérant la logique - la «structure» - sur laquelle reposent tous les systèmes de parenté, au-delà de leurs variations.

A la base de tous les systèmes matrimoniaux, se trouve la prohibition de l’inceste, laquelle empêche l’endogamie et force à l’exogamie, à rechercher l’objet sexuel au-delà du cercle d’appartenance, et donc favorise les pratiques d’échange. Celles-ci non seulement créent de nouveaux liens de solidarité ou de subsistance mais permettent tout simplement la survie du groupe. Le discours de Lévi-Strauss est complexe, mais il fait que l’anthropologie devient une science capable de saisir les structures profondes qui régissent les sociétés. Des structures universelles, hors historicité, auxquelles on accède par la construction de «modèles», aptes à révéler ce qu’il y a de commun dans les cultures et les sociétés, leur ossature, masquée par les phénomènes de surface ou invisibles si on considère que les faits sociaux sont arbitraires.

Cultures sacrées. Ce qui ne varie pas malgré toutes les variations avec lesquelles se présentent les choses : telle est la structure. Et, de fait, le «structuralisme» va devenir le label de la pensée de Lévi-Strauss. Que de querelles en sa faveur ! Que de batailles menées contre lui, au nom de l’existentialisme, de l’historicisme, du marxisme ! On ne saurait ici les rappeler. Mais ce qui de Lévi-Strauss demeure «sacré», le don qu’il a fait à notre culture, c’est l’idée que les cultures ont la même force et la même dignité, parce qu’on trouve en chacune, aussi éloignée soit elle des autres, des éléments poétiques, musicaux, mythiques qui sont communs, des «invariants», justement.

La «pensée sauvage», qu’on disait primitive parce qu’en elle auraient dominé les aspects émotionnels, n’est pas moins logique que celle de l’homme «civilisé». Sa rationalité est visible dans l’ordre qu’elle met dans la nature, dans la classification des phénomènes naturels, les phénomènes totémiques, les correspondances entre monde naturel et monde social, espèces animales et catégories sociales. C’est évidemment par l’étude des mythes que Lévi-Strauss l’a montré. Si on ne les considère pas comme des assemblages fantaisistes, ni comme des fables ayant leurs sens en elles-mêmes, mais bien en tant que structures mentales inconscientes, les mythes permettent en effet l’accès à des schémas formels constants ou invariants (Œdipe avait une blessure au pied, Achille avait le talon vulnérable : dans combien d’autres mythes, de cultures «autres», retrouve-t-on cette structure ?) et donc conduisent à la négation de toute supériorité d’une culture sur une autre.

L’œuvre de Lévi-Strauss est immense, et, pour l’explorer, tous les outils de la connaissance, en philosophie et en sciences, sont nécessaires. Mais le plus fondamental de ses apports se dit d’un mot: la rencontre de l’autre, de celui qui semble si différent, inassimilable, est la plus grande des chances, un trésor inépuisable même. Des effets de la pensée de Claude Lévi-Strauss, des générations se sont nourries et il faut espérer que celles qui viennent continueront à s’en nourrir. Elle est la pensée d’un homme qui a lui-même trouvé, dans les civilisations les plus humbles, sauvages, non seulement des savoirs inestimables mais aussi «la pureté des éléments, la diversité des êtres, la grâce de la nature, et la décence des hommes».

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