mercredi 24 novembre 2010
Penser à tout âge et en tous lieux
Vous ne serez jamais plus intelligent qu'à présent ! » Pédagogue légendaire, le philosophe Alain (1868-1951) avait coutume, en s'adressant à ses élèves, de rappeler cette vérité. Chacun, demain, sera peut-être plus instruit ou plus habile, mais sa faculté de penser restera la même. Résultat : inutile d'attendre, pour réfléchir, c'est toujours maintenant ! La philosophie n'a pas à être soumise à des conditions d'âge, pas plus que de température ou de pression. Rappel utile quand on vient d'apprendre que des initiations à la réflexion philosophique se mettront en place, dès la rentrée prochaine, dans des classes de seconde et de première.
Proposée de longue date, cette excellente mesure suscite çà et là critiques et soupçons. Au-delà des manigances idéologiques, il faut rappeler combien le mythe de l'âge adéquat et de la maturité supposée indispensable sont des baudruches cycliques. Les philosophes doivent, depuis l'Antiquité, continûment les dégonfler. « Que nul, étant jeune, ne tarde à philosopher, ni, vieux, ne se lasse de la philosophie », Epicure commence ainsi la célèbre « Lettre à Ménécée ». Socrate dans le « Ménon » interroge un jeune esclave. L'enfant est inculte, évidemment, mais il parle et pense, donc peut discerner le vrai et le faux : il saura comprendre, dans un problème de géométrie, et l'erreur qu'il a commise et la bonne solution.
Réserver la pensée à un âge particulier, mais pourquoi donc ? Quand il s'agit de s'exercer à la musique, au sport, aux affaires, est-il jamais trop tôt ? Jamais absolument trop tard ? Il est toujours temps, dans la vie d'un être humain, de s'étonner, de poser des questions, de ne pas se contenter des réponses, d'interroger encore… Sous des formes diverses, la philosophie a partout sa place - du jardin d'enfants jusqu'à la maison de retraite. Il n'existe pas de barrière qui tienne entre les idées et les générations. Pas plus qu'entre les continents.
Car l'espace de la pensée, lui aussi, s'est définitivement ouvert. On enseigne à présent Platon en ourdou, Descartes à Lima, Hegel en coréen à Séoul. Ces grandes oeuvres sont lues et commentées là même où n'existait aucun enseignement philosophique, il y a seulement deux ou trois générations. Sur tous les continents, de nombreux pays, échappant à une dictature militaire ou à la chape de plomb marxiste, ont trouvé dans la philosophie un espace de débats pluraliste. La mondialisation entraîne aussi la confrontation croissante des philosophies occidentales et des philosophies d'ailleurs. Si le mot « philosophie » est grec, la chose n'est pas exclusivement européenne. L'Inde est porteuse d'un vaste héritage proprement philosophique, la Chine aussi, le Tibet également, ainsi que les mondes arabe, persan, hébreu. Un immense travail de comparaison s'est entamé. Ce qui en sortira ? Sûrement pas une mixture fusionnelle - plutôt la découverte d'écarts féconds.
Fini, donc, le rêve déjà ancien et si singulier de cette belle classe de philosophie à la française, créée en 1844, qui voulait couronner d'un paradis d'idées le cycle des études. Après avoir acquis des connaissances, le jeune esprit accédait à leur compréhension unifiée : la diversité des savoirs se mettait en ordre et devenait intelligible. Ce n'est plus le cas. Il faut rénover cet enseignement pour mieux le préserver. Et l'ouvrir à une philosophie devenue multiple, dont les frontières d'âges comme de cultures sont en voie d'effacement.
En fin de compte, il n'y a pas à choisir entre la philosophie pour experts et celle pour enfants, entre l'Occident et l'Orient, la terminale et la seconde, les séminaires de recherche et le café du commerce. Il faut aimer, au contraire, cette diversité impure. Partout ailleurs, une fois encore, personne ne s'en étonne. Les affaires, c'est au souk comme à la City. La musique, Schönberg ou le rap. Le sport, au club Mickey et aux jeux Olympiques. Inutile d'assigner la pensée à résidence, de la proclamer légitime ici et impossible ailleurs, de vouloir la cantonner à un âge, une culture ou une langue. Il faut imaginer Sisyphe polymorphe.
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