TOUT EST DIT

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mercredi 24 novembre 2010

Les deux visages du capitalisme européen

L’économie de marché règne aujourd’hui sur tout le continent. Mais est-elle la même partout ? Car à l’Est, les capitalistes ont prospéré sur le féodalisme post-communiste et ont ainsi créé un système bien particulier. 

"Nous sommes coincés quelque part au milieu de la transition de l’économie planifiée vers l’économie de marché. Nous avons créé un hybride de ces deux systèmes", déclarait l’ancien président russe Boris Eltsine il y a quelques années. Quelle sorte de capitalisme construisons-nous en Roumanie, et plus généralement à l’Est de l’Europe, et en quoi se différencie-t-il du capitalisme occidental ?
Tout d’abord, en Roumanie, comme dans toute la région, nous avons affaire à un "capitalisme sans capitalistes", comme le remarquaient Gil Eyal, Ivan Szelenyi et Eleanor R. Townsley dans un ouvrage collectif.
Au lendemain de la chute des régimes communistes nous avons été contraints de construire un capitalisme sans classe de propriétaires et détenteurs du capital qui puisse jouer le rôle que la bourgeoisie a tenu lors de la naissance du capitalisme.
Bien sûr, nos capitalistes ont poussé comme des champignons, et les nouveaux riches sont apparus du jour au lendemain. Mais entre les capitalistes occidentaux et nos capitalistes sortis du néant, il y a une différence comme entre le jour et la nuit.

Le capitalisme est-européen ressemble au communisme

La circonstance qui a permis l’apparition et le développement du capitalisme a été la victoire obtenue par la bourgeoisie dans la légitimation de son capital économico-financier face au capital social détenu exclusivement par l’aristocratie. Dans le féodalisme, les privilèges et le rang attiraient le capital économique ; dans le capitalisme, l’équation s’est inversée et l’argent est devenu la source de la position sociale, des privilèges et du pouvoir.
En Europe orientale, et en Roumanie en particulier, nos capitalistes ont usé de leur capital social pour obtenir du capital économique. Les technocrates de l’ancien régime, proches d’une façon ou d’une autre des structures de pouvoir étatiques, ont utilisé leur réseau social pour obtenir des usines, des contrats et d’autres biens qui ont rapidement contribué à l’apparition des capitalistes autochtones.
La prédominance du capital social est un trait spécifique du féodalisme, mais aussi du communisme est-européen, où le capital politique n’était qu’une variation du capital social. De ce point de vue, notre capitalisme est pré-moderne, car il obéit à des règles féodales. La logique institutionnelle a été et continue d’être subordonnée à la logique relationnelle, et les institutions sont devenues des organismes kafkaïens au service des favoritismes.

Une forme dégénérée du capitalisme "authentique" ?

Une autre particularité du capitalisme est-européen est le fait qu’il ne constitue pas le résultat d’une évolution organique, mais qu’il est le produit d’un projet. De ce point de vue, il ressemble au communisme : il contient tous les éléments d’ingénierie sociale, parmi lesquels les tentations utopiques et la justification du présent en invoquant l’avenir. Notre capitalisme s’est forgé sur la restructuration fondamentale des institutions économiques de haut en bas, tout l’inverse de son équivalent ouest-européen.
Ces 10 dernières années, l’utopie qui tarde à se réaliser et les plaies sociales engendrées par les efforts pour la construction du capitalisme ont contribué à faire considérablement baisser la confiance de la population locale dans l’économie de marché.
En Hongrie, par exemple, la confiance dans le capitalisme est passée de 80% en 1991 à 46% en 2009, en Bulgarie de 73 à 53%, en Lituanie de 76 à 50%. Cette chute vertigineuse a transformé l’Europe orientale en l’une des régions où le niveau de sympathie envers l’économie de marché est le plus bas : en 2007, avant la crise économique, il était de 56%, seulement un pourcent de plus qu’en Amérique latine, (55%), loin derrière l’Afrique (75%), l’Asie (72%), l’Amérique du Nord (70%) ou l’Europe de l’Ouest (69%).

"Le racket légitime organisé par la classe dominante"

En fait, la question qu’on doit se poser est de savoir si le capitalisme est-européen est en effet une forme dégénérée du capitalisme "authentique", ou s’il s’agit tout simplement d’un autre genre de capitalisme. Des sociologues comme Karl Marx ou Max Weber pensaient que le capitalisme avait une seule finalité. Mais leurs théories ont été élaborées avant que le capitalisme ne se développe mondialement.
L’histoire récente nous montre qu’il y a une multitude de capitalismes : du modèle chinois, qui coexiste très bien avec un régime autoritaire, jusqu’au capitalisme nord-américain, en passant par le modèle est-européen. Ce dernier est lui-même un concept qui n’arrive pas à rendre compte de la complexité des phénomènes qu’il prétend décrire. Peut-on confondre le capitalisme russe avec le roumain ou le tchèque ?
Il se peut que l’hypothèse selon laquelle le capitalisme est incompatible avec le manque de liberté (le cas de la Chine) ou avec la domination du capital social par rapport au capital économique (comme en Roumanie) soit fausse. Le capitalisme pourrait ne pas nécessairement aboutir à une démocratie, ne pas nécessairement générer la prospérité, et il pourrait même très bien coexister avec des systèmes clientélistes ou mafieux.
Après tout, le capitalisme occidental ne pourrait-il pas être juste une forme particulière d’un système économique que nous appelons génériquement capitalisme, et dont la caractéristique principale n’est ni la suprématie de l’argent, ni le triomphe de l’institutionnalisme sur le favoritisme, mais tout simplement, comme disait Al Capone, "le racket légitime organisé par la classe dominante".

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