Pourquoi est-il nécessaire aujourd’hui selon vous de refonder l’idée d’égalité ?
Nous sommes confrontés à une double crise de l’égalité: arithmétique et sociale. La hausse considérable des rémunérations et du patrimoine des 0,1 % les plus favorisés a créé un accroissement spectaculaire des inégalités dans notre pays. Il y a 40 ans, l’écart entre le salarié moyen et le PDG dans une entreprise était de 1 à 40. Aujourd’hui, dans les sociétés du CAC 40, il est de 1 à 400. Cette montée des inégalités a aussi une dimension sociétale : elle produit de la méfiance qui altère le lien social. Elle entraîne des effets de décomposition et d’implosion. La crise de l’égalité n’est pas seulement un drame pour ceux qui se trouvent relégués en bas de l’échelle ou une sécession de la part des riches. Elle est un problème pour l’ensemble de la société.
Vous craignez une « dénationalisation des démocraties ». Qu’entendez-vous pas là ?
Les pays industrialisés, jusqu’aux années 1980, ont connu une réduction des inégalités grâce à l’État-providence, à l’impôt progressif sur le revenu, à des lois sur le salaire minimum.
La mondialisation creuse les écarts au cœur des États
Aujourd’hui, la mondialisation réduit les inégalités entre pays riches et pauvres, mais creuse les écarts au cœur des États, risquant de créer des nations séparées dans la nation.Aux États-Unis, la désagrégation de la société se lit dans le tissu géographique. Des grands ensembles immobiliers concentrent des personnes qui ont le même type de revenus, les mêmes idées politiques, les mêmes convictions religieuses. Elles constituent des sociétés morcelées qui n’acceptent qu’une solidarité interne à elles-mêmes. Pour éviter le déchirement des démocraties, il est nécessaire de redonner un sens à l’idée de nation. La nation est un espace partagé dans lequel on se reconnaît des dettes mutuelles, un espace de solidarité et de redistribution.
Comment recréer du commun dans un monde où la concurrence et la dureté de la situation économique isole les individus ?
Il faut commencer par refaire société. Si les citoyens ont le sentiment que personne ne joue selon les mêmes règles du jeu, l’engagement de chacun se dissout, comme le montre le cas de la Grèce. Il est donc nécessaire de mener une politique de la réciprocité pour recréer le sentiment de règles partagées par tous. Les citoyens ne sont ni égoïstes ni altruistes, ils veulent que les relations qui les unissent soient réciproques. Cet impératif politique passe par la lutte contre la fraude fiscale, une transparence sur les avantages des différents groupes, une visibilité et un maintien de règles qui assurent de la réciprocité.
Recréer des espaces communs pour le vivre ensemble
Ensuite, pour vivre ensemble, les citoyens ont besoin de moments communs. Actuellement, certains groupes sociaux ne se rencontrent que sous une forme violente. La première priorité pour recréer une société plus commune est une politique de la ville forte. Il faut recréer des espaces communs pour le vivre ensemble. À la Révolution française, Sieyès disait que c’est en développant les places publiques et les trottoirs que l’on fait de la démocratie.Jusqu’en 1848, le vote était toujours un vote d’assemblée, un espace où les citoyens, quel que soit leur milieu, se retrouvaient pour partager un moment. Ces espaces communs existent toujours lors de matchs de football ou de concerts et bals du 14-Juillet. Mais cette convivialité se dissout avec la ségrégation sociale croissante de l’espace. L’absence de politique de la ville engendre de la violence et de la ghettoïsation. Les gens s’enferment dans le communautarisme quand ils n’arrivent pas à exister comme individus.
C’est pourquoi, enfin, il faut mener une politique de la singularité. Dans une démocratie, le principe de respect, de refus de l’humiliation, doit permettre à chacun d’exister.
Que reprochez-vous à la notion d’égalité des chances ?
Il y a une validité au principe d’égalité des chances. Mais donner sa chance à chacun ne peut pas être la philosophie sociale à laquelle se résume la vision d’une société démocratique. L’égalité des chances est loin d’être réalisée. Pour y parvenir, il faudrait abolir l’héritage et considérer les hommes et les femmes comme de purs individus détachés de leurs héritages familiaux et des bénéfices de leur environnement. Pendant la révolution française, certains avaient imaginé des « maisons de l’égalité » où seraient placés tous les enfants à partir de deux ans pour les mettre sur un pied d’égalité. Je doute que cette formule séduise nos concitoyens. Mais même si on la mettait en œuvre, cela ne serait pas acceptable car cela signifierait ensuite la légitimation de toutes les inégalités, même les plus folles.
Vous définissez l’égalité comme une relation plutôt que comme un concept figé ?
Je suis pour une égalité absolue mais pas au sens de l’égalitarisme.
Je suis pour une égalité radicale au niveau de la relation sociale. Cette égalité radicale doit accepter les différences entre les individus. La forme la plus forte de lien entre l’égalité et la différence est le rapport entre les sexes. Que l’homme et la femme soient égaux ne signifie pas qu’ils soient homogènes, la réplique de la même chose, mais que les relations entre eux soient égales.
L’histoire a connu des lectures réductrices de l’égalité. Aux moments où l’idéologie bourgeoise ne voulait pas s’attaquer à la réduction des inégalités, l’égalité a été présentée comme un obstacle à la liberté. À l’inverse, une autre pathologie de l’égalité a été celle du communisme : elle était envisagée comme une homogénéité. C’est une égalité écrasante. Ce n’est pas celle-là qu’il faut rechercher mais bien une égalité dans le rapport social entre les citoyens.
Comment analysez-vous la montée des populismes en Europe ?
Devant la crise de l’égalité que nous vivons, la montée des populismes et de la xénophobie traduit une volonté de rechercher une homogénéité définie sur la base d’une exclusion, celle de l’étranger, de celui qui est différent. Tous les thèmes qu’on voit fleurir aujourd’hui en Europe comme la défense du travail national sont les mêmes qu’au XIX e au moment de la première mondialisation. Aujourd’hui, elle se manifeste même dans des sociétés à État-providence fort, comme dans les démocraties d’Europe du Nord. Le problème est très grave: nous allons vivre une désintégration des démocraties politiques si nous ne parvenons pas à reconstruire des sociétés nationales. C’est le grand enjeu historique des sociétés contemporaines.
La politique de la singularité que vous appelez de vos vœux a un coût alors que les États n’ont plus de marge de manœuvre budgétaire…
À la fin des années 1970, lorsque Raymond Barre était Premier ministre, le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu était de 65 %. Aujourd’hui aucun parti aspirant à gouverner ne propose un taux de ce niveau.
Le recul devant l’impôt, indicateur d’un sentiment diminué de la vie commune
Ce recul devant l’impôt est l’indicateur d’un sentiment diminué de la vie commune. Si on veut dépenser plus pour le commun, il faut avoir refait société auparavant.La vie des démocraties est de mettre en débat les principes organisateurs de la cohésion sociale, des biens communs, de la dette mutuelle entre les individus, alors que très souvent les responsables politiques font du bricolage budgétaire au coup par coup. À côté de la campagne des candidats, il est important de faire vivre une campagne des idées. Les citoyens, les médias, les milieux associatifs et syndicaux doivent veiller à ce qu’elle soit vivante et pas étouffée par le débat sur le choix du président.
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