La nuit était tombée sur Le Caire mais c’est la lumière qu’elle a apportée. Celle d’une liberté qui apparaissait hier soir aux yeux de la foule de la place Tahrir comme le dernier trésor, inestimable, d’une Égypte millénaire. Et partout, sur toutes les images, dans tous les témoignages, cette impression de délivrance. Fallait-il que ce peuple ait accumulé à l’intérieur de lui-même une si longue souffrance pour qu’il exulte à ce point à l’annonce du départ de son président honni, Moubarak ?
Le spectacle de ces millions d’hommes et de femmes chavirant dans une même euphorie est une leçon pour tous les procureurs, de plus en plus méprisants du «droit-de-l’hommisme», ce néologisme dévalorisant qui voudrait assimiler les défenseurs des libertés fondamentales à d’idéologues utopistes.
Hier soir, les Égyptiens nous ont rappelé combien l’aspiration à pouvoir s’exprimer, manifester, contester librement était plus forte que tout le reste. Plus forte que la raison géopolitique. Plus forte, même, que l’exigence de survie économique dans un pays dont les familles ne pouvaient guère se payer le luxe de sacrifier leurs ressources touristiques à un soulèvement.
Ce peuple a pris des risques - beaucoup - pour conquérir ce qu’il considérait comme un affranchissement. Il voulait commencer par se débarrasser de celui qui incarnait une forme de servitude dans laquelle il ne voulait plus se reconnaître. Il y est parvenu à force d’opiniâtreté et de confiance dans son propre destin. Sa victoire est un triomphe contre le scepticisme d’une époque calculatrice qui ne croit même plus au romantisme d’un mouvement de libération nationale.
«Nous l’avons faite», disent-ils avec fierté, cette révolution que les Frères musulmans n’ont pas réussi à leur confisquer. Car les jeunes ont échappé, au moins pour le moment, à l’alternative entre un pouvoir musclé et un ordre islamiste. C’est le combat d’une génération qui n’a connu que le raïs et ses sbires, mais qui n’intègre pas dans ses schémas les guerres israélo-arabes, ni ne veut assumer le prix d’une paix laborieuse.
Une autre histoire commence ce matin dans les brumes des ambiguïtés. Moubarak a renoncé mais le pouvoir réel reste encore entre les mains de ceux qui l’ont soutenu depuis trente ans. Obama a bien réclamé une transition complète vers la démocratie, mais pour l’heure, Washington semble se contenter d’un compromis inespéré : omnisciente, cette armée aux soldats débonnaires n’a-t-elle pas multiplié des gages de sa bonne volonté ?
Le Caire, c’est vrai, a des airs du Lisbonne de 1975, quand les officiers se prenaient pour des révolutionnaires. Le papyrus a le parfum des œillets qui exhalaient cette même insouciance provisoire avant d’être happé par l’inconnu politique. Il flotte ce matin dans un vent contrariant. Celui de toutes les incertitudes.
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