Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche spécialiste de l'Egypte au CNRS, analyse la situation égyptienn.
Oui, on a très clairement franchi un cap. La rue égyptienne a prouvé sa capacité de mobilisation et les manifestants ont pu exprimer toute la force de la haine qu'ils nourrissent à l'égard du régime d'Hosni Moubarak. On peut désormais imaginer que la contestation ne va pas retomber d'elle-même et que la montée en puissance des manifestations va se doubler d'une montée en violence de la répression.
Le message est sans équivoque, les manifestants veulent son départ, et Hosni Moubarak l'a bien compris. Simplement il ne veut pas faire ce que la rue exige. Il y a deux façons de percevoir son discours. Soit comme une concession: il a évoqué des réformes possibles mais auxquelles je ne crois pas dans l'immédiat. Soit comme la préparation d'un stade supérieur de la répression.
Les militaires ont dit que toute personne qui violerait le couvre-feu le ferait "à ses risques et périls". Et en annonçant qu'il ne tolèrerait pas le chaos en Egypte, Hosni Moubarak prononce une sorte de justification a priori pour la répression à venir. Car si les manifestants lui demandent de céder sur tout, il a encore les moyens de ne céder sur rien.
L'armée, déployée dans le cadre du couvre-feu instauré vendredi, pourrait-elle dire "non", comme en Tunisie? Ou dire "oui" aux manifestants qui l'invite à les rejoindre depuis quelques jours? Je reste sceptique sur un scénario de fraternisation entre les manifestants et l'armée, cela voudrait dire qu'elle abandonne l'idée de protéger non seulement le régime, mais l'Etat, dont elle est un pilier.
Hosni Moubarak doit annoncer un nouveau gouvernement ce samedi. A quoi vous attendez-vous de sa part?
Il n'a que très peu de marge de manoeuvre. L'Egypte n'a pas de réel vivier d'opposants ou de membres de la société civile crédibles et présentables qu'il pourrait intégrer à ce nouveau gouvernement. Par ailleurs, toute personne qui y entrerait sans être du PND, le parti au pouvoir, serait dévalorisée aux yeux de ceux qu'elle est censée représenter et dont la haine envers le régime est exacerbée.
Hosni Moubarak va-t-il tenter de contenir la colère populaire jusqu'aux élections à la fin de l'année? Peut-il tenir?
Plusieurs possibilités. Soit il ne passe pas le cap actuel. S'il le passe, tout dépendra dans quelle position il se trouvera, à l'issue de cette épreuve de force. Si elle est défavorable, il va falloir qu'il mette en place les négociations pour la transition avec le mouvement de contestation et les Frères musulmans [
qui appellent ce samedi à une transition pacifique dans un communiqué].
Mais si Moubarak reste en position de force à l'issue de ces manifestations?
Alors ce sera au PND d'adapter sa stratégie en vue de la prochaine élection présidentielle, à l'automne 2011. Il est clair que le scrutin ne ressemblera pas au scénario imaginé par le parti, dans lequel Moubarak était sans doute encore candidat à sa succession, à 80% de chance. Là, cela risque de ne pas être accepté par la population!
L'autre option pour le PND, c'était Gamal, le fils et successeur probable de Moubarak. Paradoxalement, son entourage représente la sensibilité réformiste et d'ouverture dans le parti. Mais il est aussi honni, voire plus, que son père par la rue égyptienne.
Le PND va donc chercher un nouveau visage à mettre en avant. Ce qui remet en selle des candidats possibles qui avaient été écartés auparavant. Je pense à Amr Moussa, par exemple, écarté par Moubarak car trop populaire et placé dans un exil doré au poste de secrétaire général de la Ligue arabe. Il a une bonne réputation d'intégrité.
Omar Souleimane, en revanche, ne semble pas une bonne option. Proche de Moubarak, chef des services secrets, il ne représenterait qu'un durcissement autoritaire du régime. [
Peu après cet entretien, il a été nommé vice-président par Hosni Moubarak]
Et la relève, côté oppposition?
Il n'y a personne de crédible.
Mohamed El-Baradei [
présenté comme l'opposant numéro 1 dans la presse internationale, de retour au pays depuis jeudi soir] est un homme seul. Seul parce que trop absent de son pays, seul parce qu'il n'a pas su souder l'opposition derrière lui. Les petits partis d'opposition sont nombreux en Egypte. Cet éclatement endémique a tout à voir avec l'autoritarisme du régime. Et à chaque rendez-vous électoral, les leaders de chacune de ces formations espèrent mener une coalition qui, immanquablement, se disloque en cours de route.
Qu'en est-il des Frères musulmans?
S'ils sont en position favorable dans le rapport de force, il n'est pas exclu que ces derniers tiennent une ligne plus dure, sur la réislamisation ou l'importation d'institutions islamiques. Et si Moubarak devait tomber, les Frères musulmans serait un partenaire incontournable dans le pays. Ce qui n'est pas dénué de risque.
Cet aspect des événements égyptiens est
observé de très près par le voisin israélien. Car l'Egypte de Moubarak a été le premier pays à passer un traité de paix avec Israël et représente pour l'heure un interlocuteur stable et modéré dans la région. Un partenaire crédible dans le monde arabe mais aussi pro-occidental de façon intelligente. C'est ce qui en fait un allié stratégique des Etats-Unis dans la région.
Justement, les Etats-Unis ont choisi de faire pression sur le pouvoir, vendredi soir, malgré ces relations historiques. Comment expliquez-vous ce changement de ton? La position des Etats-Unis est gênante. Ils ont pris position récemment sur le cas tunisien, ils peuvent difficilement se dédire et ne pas soutenir les aspirations des manifestants. Mais en même temps, naïvement, ils espèrent que les choses reviendront "dans l'ordre" avec le président Moubarak qui resterait, mettrait en place des réformes et assurerait une transition... Ce jeu est ambigu, pas très cohérent mais Washington le joue discrètement et n'a pas vraiment d'autre choix.
Pourraient-ils aller jusqu'à retirer leur soutien à leur allié égyptien?
Un retrait brutal n'entraînerait que chaos et montée de la violence. Cela ne créerait sans doute pas les conditions de négociations nécessaires à la une transition pacifique, que les manifestants réclament. Et, de toute façon, cela ne pousserait pas Moubarak à partir.
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