L’existence même de ce sommet marque la fin de l’isolement de l’Union européenne. Dans les années 90, de nombreux penseurs imaginaient que l’Europe était en train de devenir un continent postmoderne, qui ne reposait plus sur l’équilibre des pouvoirs. La souveraineté nationale et la séparation des affaires intérieures et étrangères étaient en perte de vitesse. L’UE et l’OTAN allaient continuer à s’étendre jusqu’à ce que tous les Etats européens adoptent leurs façons de faire. Encore récemment, on aurait pu croire que tel était le cas. L’Europe centrale et l’Europe de l’Est étaient transformées, la Géorgie et l’Ukraine accueillaient des manifestations populaires pro-occcidentales et la Turquie se dirigeait tranquillement vers l’adhésion.
Mais désormais, ces perspectives d’un ordre européen unipolaire sont en train de s’évanouir. La Russie, qui n’a jamais été très à l’aise avec l’OTAN et l’élargissement de l’UE, est suffisamment puissante pour demander ouvertement une nouvelle architecture en matière de sécurité.
L'émergence de trois pôles
La Turquie, qui n’a pas apprécié que certains pays de l’UE bloquent les négociations d’adhésion, poursuit une politique étrangère indépendante et cherche à jouer un rôle plus important dans la région. Ajoutez à cela le fait que les Etats-Unis – déjà préoccupés par l’Afghanistan, l’Iran et la montée en puissance de la Chine – ont cessé d’être une puissance européenne à plein temps et vous vous verrez se profiler une Europe multipolaire.Par conséquent, plutôt qu’un ordre multilatéral unique centré autour de l’UE et de l’OTAN, nous assistons à l’émergence de trois pôles : la Russie, la Turquie et l’UE, qui développent toutes des “politiques régionales” destinées à infléchir leurs sphères d’influence respectives et parfois communes dans les Balkans, l’Europe de l’Est, le Caucase et l’Asie centrale. Une guerre entre grandes puissances est peu probable.
Mais la concurrence s’installe et les institutions existantes ont été incapables d’empêcher la crise au Kosovo en 1998-99, ni de ralentir la course aux armements dans le Caucase, ni d’empêcher les coupures d’approvisionnement en gaz en 2008, ou encore la guerre en Géorgie, ni de mettre un terme à l’instabilité au Kirghizistan en 2010 – et encore moins d’accélérer la résolution des conflits gelés.
Le paradoxe, c’est que l’UE a passé une bonne partie de la dernière décennie à défendre un système dont ses Etats membres s’étaient rendu compte qu’il fonctionnait mal. Ils ont ainsi refusé à Moscou des pourparlers sur la sécurité afin de protéger le statu quo. Mais comme des dissensions paralysent les institutions, les pays de l’UE, la Russie et la Turquie les contournent de plus en plus.
Par exemple, certains états de l’UE ont reconnu l’indépendance du Kosovo malgré l’opposition russe ; la Russie a reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud au grand dam de l’UE ; et la Turquie a coopéré avec le Brésil sur la question de la menace nucléaire iranienne sans consulter l’OTAN. Les dirigeants européens, en sauvegardant l’illusion d’ordre, risquent de faire du chaos une réalité.
L'orde du jour est bon, pas la liste des participants
Et c’est là que le sommet de Deauville entre en scène. L’ordre du jour est le bon, c’est la liste des participants qui est à revoir. Plutôt que de négocier un nouveau traité ou d’organiser une autre rencontre entre Paris, Berlin et Moscou, l’UE devrait organiser un dialogue à trois sur la sécurité avec les puissances qui seront concernées au XXIe siècle – c’est-à-dire la Russie et la Turquie. Si l’UE proposait une telle rencontre, elle sortirait de sa position défensive face aux propositions de M. Medvedev de 2008 sur un nouveau pacte de sécurité. En donnant une place de choix à la Turquie – en parallèle avec les négociations d’adhésion – les dirigeants de l’UE pourraient l'aider à conserver son identité européenne tout en gardant son influence dans la région.Et si c’était Lady Ashton – responsable de la politique étrangère de l’UE – qui menait les négociations plutôt que Paris ou Berlin, les Etats membres pourraient mettre fin à cette anomalie : l’UE – l’un des plus gros acteurs de la sécurité en Europe – n’est représentée dans aucune des institutions militaires du continent.
L’UE a besoin d’une nouvelle approche stratégique qui ne soit pas uniquement destinée à empêcher la guerre entre puissances européennes, mais au contraire à les aider à vivre ensemble dans un monde où elles se situent davantage à la périphérie et où un voisin qui s’effondre peut s’avérer plus effrayant qu’un voisin puissant. L’objectif serait de créer une Europe trilatérale plutôt qu’une Europe tripolaire. Instaurer un dialogue à trois informel pourrait donner une nouvelle jeunesse à l’ancien ordre institutionnel et – pour paraphraser Lord Ismay [Secrétaire général de l’OTAN de 1952 à 1957] – permettrait de garder une UE unie, une Russie post-impérialiste et une Turquie européenne.
L'impérialisme franco-germanique
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