On dirait le capitaine Haddock avec le whisky Loch Lomond. C'est la dernière bouteille, promis-juré. Et puis… tout de même une autre. Et encore une autre. Pour supprimer la tentation, le bar est mis sous clef. Mais c'est trop dur. Hanté par un démon rouge, le capitaine fait exploser la serrure. Et descend goulûment trois bouteilles d'affilée… Dans l'histoire qui nous occupe aujourd'hui, le gouvernement tient le rôle du capitaine. Ou pour être exact, les gouvernements successifs depuis quinze ans. Et le rôle de la bouteille est tenu par un drôle d'objet : la Cades. Caisse d'amortissement de la dette sociale. Drôle de nom aussi, car une caisse est construite pour être remplie. Or là, il n'y a qu'un immense trou dont la profondeur se mesure en milliards d'euros. Les employés de la Cades relèvent sans doute de la convention collective des explorateurs de gouffres, non de celle des grands argentiers.
Revenons au point de départ. Nous sommes en 1996. Le Premier ministre Alain Juppé vient d'accoucher dans la douleur, si l'on ose dire, d'un sauvetage ambitieux de la Sécu. Promis-juré, il n'y aura plus de déficit. Les dettes récemment accumulées, provenant en majorité de l'assurance-maladie, sont emballées dans une caisse, la fameuse Cades. Il y en a pour 137 milliards de francs, 21 milliards d'euros. Pour rembourser ces dettes, la Cades perçoit sur tous les revenus un nouvel impôt de 0,5 %, poétiquement appelé CRDS (cotisation pour le remboursement de la dette sociale). Mais le déficit revient. Dès 1997, Lionel Jospin rouvre la caisse pour y remettre un trou de 13 milliards d'euros. Le dernier remboursement prévu en 2008 est reporté à 2014. En 2004, rebelote. Jean-Pierre Raffarin y déverse… 50 milliards d'euros. La fin de la Cades n'est plus programmée, même s'il est question de 2021 ou 2022.
Sous la pression des députés, la caisse est alors fermée à clef. Une loi interdit d'accroître la durée d'amortissement : celui qui voudra glisser une nouvelle béance dans la caisse devra lui donner de nouvelles recettes. Le Conseil constitutionnel donne un second tour de clef en affirmant que cette loi est organique, et donc plus difficile à changer. Mais c'est trop dur. Hanté par le démon de la crise, le gouvernement fait sauter la serrure. La loi votée la semaine dernière par les sénateurs fait coup double, en prolongeant l'échéancier jusqu'en 2025, et en donnant 3 milliards d'euros par an de recettes supplémentaires à la Cades via la suppression de niches fiscales. Moyennant quoi le gouvernement Fillon déverse une brouette de… 80 milliards d'euros. La dette de la Cades passera ainsi de 87 milliards prévu fin 2010 à plus de 160 milliards fin 2011. Une dette « pour solde de tout compte » multipliée par huit en quinze ans…
Evidemment, ces chiffres colossaux perdent leur impact quand le déficit de l'Etat dépasse 150 milliards sur une seule année. Mais une dette sociale de 160 milliards, c'est tout de même 13 % de la dette de l'Etat. C'est énorme. On pourrait même dire que c'est cadestrophique. Car la dette sociale est un non-sens. L'expression n'existe d'ailleurs qu'en français. Sur Google, elle renvoie à 154.000 pages contre seulement 16.000 pour l'anglais « social debt ». C'est une dette composée seulement de déficits de fonctionnement. En face, il n'y a aucun investissement susceptible de rapporter de l'argent à l'avenir, comme des routes ou une jeunesse hautement qualifiée. Et c'est la dette d'une assurance (assurance-santé, assurance-vieillesse). Or un assureur doit au contraire constituer des provisions, remplir les caisses, pour financer sans problème les risques qu'elle couvre.
Cette situation cadestrophique n'est évidemment pas la faute de la Cades. Le doux Patrice Ract-Madoux qui la dirige est un excellent fonctionnaire, tout comme son prédécesseur Benoît Jolivet. C'est d'ailleurs un gâchis que de voir l'Etat affecter ses grands commis à de telles missions. Non, le problème vient de plus haut. Du gouvernement. Que le prochain Premier ministre s'appelle François Fillon, Bruno Le Maire ou Jean-Louis Borloo, il devra commencer par aller aux Alcooliques anonymes de la dette. Essayer de comprendre comment on a bien pu en arriver là. Puis agir enfin. Dans le cas contraire, il pourrait vite encourir l'un des aimables qualificatifs du capitaine Haddock comme bachi-bouzouk, sapajou, ou mérinos mal peigné.
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